L’autisme est en forte augmentation depuis les années 2000. Et les idées recues vont bon train. Le 2 avril prochain aura lieu la journée mondiale de sensibilisation à l’autisme, visant à combattre les préjugés et l’exclusion dont est encore aujourd’hui victime une personne sur cent et que pour une reconsidération de l’autisme soit effective.

Steve Silberman, journaliste d’investigation américain dont les articles ont été publiés par les journaux et magazines les plus prestigieux (Wired, New York Times, Financial Times, etc.) a mené une longue enquête sur le contexte historique qui a prévalu à la caractérisation de ce trouble et publié ses conclusions dans son livre best-seller « NeuroTribes, The Legacy of Autism and the Future of Neurodiversity » pour une reconsidération de l’autisme. Il y expose les véritables raisons de la forte augmentation de cas autistiques diagnostiqués ces dernières années, ainsi que le concept novateur de neurodiversité : selon lui, les différences neurologiques mises en évidence par l’autisme ne sont ni des maladies ni des conséquences de la toxicité du monde moderne, mais la simple expression de variations naturelles au sein du génome humain.

Pour une reconsidération de l’autisme

Dans NeuroTribus, Steve Silberman démonte les idées reçues sur l’autisme et suggère des pistes pour la pleine participation à la société de ceux qui raisonnent et voient le monde différemment, a connu un large succès dans son édition originale; l’édition française, « NeuroTribus – Autisme, plaidoyer pour la neurodiversité » verra le jour chez quanto à l’occasion de cette journée du 2 mai, préfacée par Josef Schovanec, auteur chez Plon de plusieurs ouvrages à succès et lui-même diagnostiqué autiste Asperger à l’âge de 19 ans.

Extrait de l’introduction NeuroTribus

Au-delà du « Syndrome du Geek » Il y a plus d’une manière de faire —Larry Wall

« Un beau matin de mai 2000, je me trouvais sur le pont d’un bateau qui fendait les flots en direction du Passage de l’Intérieur de l’Alaska. Plus de 100 programmeurs étaient à son bord. Nous laissions derrière nous les scintillantes tours de Vancouver, qui rapetissaient à vue d’œil alors que nous passions sous le pont Lions Gate pour rejoindre la mer des Salish. Je participais à la première « croisière geek », fruit de l’imagination d’un entrepreneur désireux de troquer les conférences technologiques organisées dans des centres de conférence sans âme contre des périples en haute mer dans des contrées atypiques. J’avais réservé une cabine sur le Volendam, un paquebot de la Holland America, afin de couvrir le voyage inaugural pour le magazine Wired.

Parmi les codeurs de légende embarqués sur le navire, le geek* vedette était incontestablement Larry Wall, créateur de Perl, l’un des premiers langages de programmation, qui est aussi l’un des plus utilisés au monde. Des milliers de sites web que nous consultons tous les jours — dont ceux d’Amazon, de Craigslist et de l’Internet Movie Database — n’auraient jamais vu le jour sans Perl, couteau suisse chéri des administrateurs système tourmentés. Ce langage incarne dans une mesure inhabituelle et singulière l’esprit de son créateur, un ancien linguiste au charme juvénile arborant une moustache digne de Sam le pirate. Des sections du code s’ouvrent sur des épigrammes tirées de la trilogie littéraire favorite de Larry, Le Seigneur des anneaux, comme « A fair jaw-cracker dwarf-language must be! » (« Ce doit être une langue à décrocher la mâchoire que celle des Nains ! »). Toutes sortes de rétroacronymes amusants ont été inventés pour expliquer le nom du langage — dont « Pathologically Eclectic Rubbish Lister », littéralement « listeur pourri pathologiquement éclectique » —, mais Larry affirme s’être inspiré de la parabole de la perle (pearl, en anglais) de l’Évangile selon saint Mathieu. Il m’a dit qu’il voulait que le code soit comme Jésus à son humble façon : « Gratuit, transformateur et accessible à tous. » Une commande fréquemment utilisée est d’ailleurs appelée bless (bénir).

Le secret de la polyvalence de Perl réside dans le fait qu’il est aussi le fruit du large réseau de collaborateurs que s’est constitué Larry : la communauté internationale des hackers† Perl. Le code est conçu pour encourager les programmeurs à développer leur propre style et chacun est invité à l’améliorer. La communauté a une devise officielle : « There is more than one way to do it », « Il y a plus d’une manière de faire ».

Ainsi, la culture de Perl s’est muée en une méritocracie numérique florissante dans laquelle les idées sont jugées selon leur utilité et leur originalité intrinsèques plutôt qu’en fonction du charisme ou du prestige de leurs auteurs. Grâce à ces valeurs de flexibilité, de démocratie et d’ouverture, le langage est devenu universel (c’est désormais, des dires des hackers Perl, « le ruban adhésif qui permet à internet de tenir debout »). Alors que le Volendam se dirigeait vers la pleine mer, j’observais d’un œil ses passagers ; ils sortaient de leurs sacs des câbles Ethernet, des routeurs et tout un attirail d’accessoires réseau destinés à renforcer les systèmes de communication du bateau. Plutôt que de se prélasser dans des chaises longues au bord de la piscine, mes compagnons de bord ne demandaient qu’à comprendre comment ces systèmes fonctionnaient et à contribuer à leur amélioration. Au milieu de la semaine, ils obtenaient du commandant qu’il leur fasse visiter la salle des machines.

Tous les soirs, tandis que notre bateau se rapprochait du cercle arctique, Larry et son épouse, Gloria, faisaient une entrée théâtrale dans la salle à manger. Systématiquement paré d’une chemise à jabot, Larry arborait lors de chaque dîner un smoking fluo de couleur différente, toujours dans une gamme de citron, d’orange, de bleu ciel et de moutarde à brûler la rétine. Il avait profité de la liquidation d’une boutique de sa ville natale. Déjouant le stéréotype du codeur d’élite en individu morne et peu enclin à la conversation, Larry et les autres convives de la Wizard’s Table démontraient un talent saisissant pour les calembours, les jeux de mots et les plaisanteries. Un soir, la conversation portait sur la physique théorique ; le lendemain, sur les glissandos de l’opéra cantonais, avant d’enchaîner sur les raisons expliquant que tant de codeurs et de mathématiciens sont aussi joueurs d’échecs et musiciens. La curiosité insatiable de ces magiciens de l’informatique d’âge moyen leur conférait de sympathiques airs de jeunots, comme s’ils avaient trouvé le moyen de transmuter leurs quêtes adolescentes de connaissances ésotériques en carrières gratifiantes. Durant les week-ends, ils codaient pour le plaisir et développaient des projets parallèles établissant les fondations de nouvelles technologies et d’entreprises toutes neuves.

Après quelques jours sur le paquebot, j’avais le sentiment de côtoyer un groupe qui n’était pas simplement composé d’experts de l’informatique employant les mêmes outils. Je me trouvais plutôt en présence d’une tribu de digital natives, d’enfants du numérique dotés d’une histoire, de rituels, d’une déontologie, de jeux et de traditions orales qui leur sont propres. Leurs vies tournaient autour d’un travail solitaire, mais ils appréciaient manifestement la compagnie de leurs semblables. Ils constituaient une société conviviale de solitaires.

Leurs prédécesseurs médiévaux consacraient probablement des journées entières à copier des manuscrits, à accorder des instruments de musique, à tisser ou à tenter de transmuter des métaux de base en or. Leurs homologues de la moitié du XXe siècle pointaient leurs télescopes vers les étoiles, construisaient des radios à partir de kits de montage par correspondance ou faisaient exploser des béchers dans leur garage. Au cours de 40 dernières années, certains membres de cette tribu ont quitté les marges de la société pour rejoindre le courant dominant. Ils travaillent désormais dans des entreprises comme Facebook, Apple ou Google. Chemin faisant, ils ont remodelé la culture populaire à leur image ; aujourd’hui, une obsession pour les dinosaures, les tableaux périodiques et Doctor Who est bien vue à tout âge. Les enfants qu’on traitait autrefois de binoclards et d’intellos sont devenus les architectes de notre avenir.

Après l’arrivée du Volendam dans Glacier Bay, le point médian de notre voyage, nous avons dérivé dans une cathédrale de glace naturelle, moteurs coupés. Le grondement des glaciers vêlants situés à quelques centaines de mètres se réverbérait sur le pont. À trois heures du matin, le soleil a imperceptiblement plongé vers la ligne d’horizon avant de se lever à nouveau.

Première sensibilisation à l’autisme

Juste avant le retour du navire à Vancouver, j’ai demandé à Larry s’il accepterait que je l’interviewe chez lui, dans la Silicon Valley. « Aucun souci », m’a-t-il répondu, « mais il faut que je te dise que ma femme et moi avons une petite fille autiste. » J’ai pris bonne note de sa remarque, sans trop y réfléchir. Tout ce que je savais de l’autisme, je l’avais appris de Rain Man, le film de 1988 dans lequel Dustin Hoffman interprète Raymond Babbitt, un génie capable de mémoriser des annuaires téléphoniques et de dénombrer des cure-dents en un coup d’œil. Le personnage était inoubliable, mais les chances de rencontrer son équivalent dans le monde réel semblaient minces. À ma connaissance, l’autisme était un trouble neurologique peu commun, atypique, et les génies comme Raymond étaient particulièrement rares.

Larry s’est montré affable et communicatif durant notre rencontre. Il m’a expliqué que Perl était à l’origine un projet top secret de la National Security Agency (NSA). Son patron lui avait en fait demandé de concevoir un logiciel destiné à configurer deux ensembles d’ordinateurs à distance, l’un installé sur la côte est des États-Unis, l’autre sur la côte ouest. Larry — qui a écrit que les trois plus grandes qualités des programmeurs sont la paresse, l’impatience et l’orgueil — répugnait à perdre un mois à coder un widget qui ne remplirait qu’une seule fonction. Il a donc créé Perl et glissé dans sa poche une cassette contenant le code source avant de prendre la porte.

Alors que je discutais avec Larry de son illustre invention, une ampoule s’est allumée sur le mur derrière nous. Larry avait remplacé le système d’alerte sonore de son sèche-linge par un indicateur lumineux, car le petit « ding ! » signalant la fin d’un cycle le dérangeait. Cette astuce n’avait rien de surprenant pour un homme dont le code a permis à un hacker nommé Bruce Winter d’automatiser tous les appareils de son domicile et de consulter ses e-mails à partir de son téléphone… en 1998. Ce n’est que bien plus tard que j’ai saisi le lien possible entre la sensibilité auditive aiguë de Larry, l’état de sa fille et la tribu d’industrieux ermites inventeurs du monde numérique moderne.

Quelques mois après cette entrevue, j’ai commencé à travailler sur le portrait de l’une des technologues les plus estimés de la Silicon Valley, une entrepreneuse du nom de Judy Estrin. Lors de ses études de troisième cycle à Stanford dans les années 1970, elle avait aidé Vint Cerf à développer les protocoles TCP/IP sur lesquels repose l’architecture d’internet. Judy avait ensuite poursuivi une brillante carrière en créant plusieurs start-up dans le secteur très masculin de la tech. Pour étoffer l’histoire personnelle de Judy, j’ai contacté son beau-frère, Marnin Kligfeld, et je lui ai demandé si je pouvais l’interviewer à domicile. « Bien sûr », m’a-t-il répondu, « mais, pour info, nous avons une fille autiste ».

C’était assurément une drôle de coïncidence : les enfants de deux familles du gotha technologique de la Silicon Valley souffraient du même trouble neurologique rare… Le lendemain, je faisais état de ce curieux synchronisme à un ami dans un café du quartier lorsqu’une dame à l’allure soignée et à la chevelure foncée assise à la table d’à côté s’est exclamée : « Je travaille dans l’enseignement spécialisé. Vous vous rendez compte de ce qui est en train de se passer ? La Silicon Valley subit une épidémie d’autisme. C’est terrible, ce qui arrive à nos enfants. » Ses paroles donnaient froid dans le dos. Était-ce vrai ?

Le Silicon Valley subit-elle une épidémie d’autisme?

J’ai commencé à lire tous les articles de presse que je pouvais trouver sur l’autisme et à télécharger des articles scientifiques à foison. J’ai rapidement compris que la mystérieuse hausse diagnostique n’était pas confinée à la Silicon Valley. Elle se produisait partout dans le monde.

Pour remettre les chiffres en contexte, je me suis familiarisé avec la chronologie élémentaire de l’autisme. J’ai appris que ce trouble déroutant avait été découvert en 1943 par un psychiatre nommé Leo Kanner. Il avait remarqué que, parmi ses jeunes patients, 11 semblaient vivre dans leur propre monde, ignorant ceux qui les entouraient. Ils pouvaient s’occuper des heures durant à accomplir de petits rituels, par exemple en faisant tourner des couvercles de casserole sur le sol, mais ils étaient bouleversés par le moindre changement dans leur environnement, notamment lorsque l’on déplaçait une chaise ou leur jouet préféré sans les en avoir informés. Certains de ces enfants étaient incapables de parler, tandis que d’autres répétaient uniquement des choses qu’ils avaient entendues ou parlaient d’eux à la troisième personne. Arguant que leur état différait « sensiblement et strictement » de tout ce qui avait été précédemment rapporté dans la littérature clinique, Kanner avait nommé ce trouble « autisme » (du grec ancien autos), parce que ses sujets semblaient se complaire dans la solitude. Un an plus tard, avec une synchronie manifeste, un clinicien viennois nommé Hans Asperger avait découvert parmi ses patients 4 enfants étonnamment peu en phase avec autrui, et notamment avec leurs propres parents. À la différence des jeunes patients traités par Kanner à Baltimore, ceux-ci s’exprimaient dans un langage recherché et complexe. Ils présentaient par ailleurs un talent précoce pour les sciences et les mathématiques. Asperger les surnommait affectueusement ses « petits professeurs ». Il avait qualifié leur état d’autisme, même si la correspondance entre ses observations cliniques et le syndrome décrit par Kanner fait toujours débat.

Vers une meilleure compréhension de l’autisme

Durant des décennies, les estimations de prévalence de l’autisme étaient restées stables : 4 à 5 enfants sur 10. Ces chiffres avaient commencé à gonfler dans les années 1980 et 1990, faisant émerger l’effrayante possibilité qu’une génération d’enfants soit victime d’une épidémie d’origine inconnue. Après avoir parlé à mon éditeur des inquiétants événements qui, selon l’enseignante du café, se produisaient dans la Silicon Valley (le cœur du lectorat technophile de Wired), j’ai reçu l’autorisation de suivre cette piste intrigante.

Mes recherches ont été facilitées par le fait que notre appartement de San Francisco se trouve au pied de la colline sur laquelle se situe l’université de Californie, dont la bibliothèque de médecine est l’une des meilleures du pays. Je suis devenu un habitué des lieux. Je furetais dans les piles d’ouvrages et je me plongeais dans des articles d’épidémiologie, de pédiatrie, de psychologie, de génétique, de toxicologie et d’autres sujets pertinents. Parallèlement, les étagères de ma bibliothèque personnelle ont commencé à se remplir de livres comme The Siege, de Clara Claiborne Park, Un Anthropologue sur Mars, d’Oliver Sacks, et Penser en images, de Temple Grandin. Chacun aborde le riche univers de l’autisme selon un angle particulier.

The Siege, publié en 1967, est le premier ouvrage consacré à l’éducation d’un enfant autiste par un parent aimant et dévoué. À l’époque où les psychiatres accusaient à tort les « mères réfrigérateurs » de provoquer l’autisme de leurs enfants par manque d’affection, Park dresse le portrait candide du quotidien avec sa fille, Jessy (Elly, dans le livre), qui aime rester assise à l’écart des heures durant à laisser glisser du sable entre ses doigts. Avec l’œil méticuleux d’un explorateur cartographiant un territoire encore inexploré, Park fait la chronique de chaque petite chose apprise par Jessy durant ses premières années, souvent au prix d’efforts considérables, pour être apparemment totalement oubliée peu après. Allongée dans mon lit durant les matins tranquilles de l’été de ses deux ans, je l’écoutais prononcer son prénom. « El-ly », disait-elle. « El-ly », répétait-elle, riant et gloussant encore et encore. Les sons, même les consonnes, étaient divinement clairs. Je suis heureuse d’avoir eu la chance de l’entendre. Elle a répété son prénom pendant un mois environ. Puis elle a cessé. Elle ne l’a plus prononcé pendant au moins deux ans.

Sacks, pour sa part, examine l’autisme en clinicien empathique et s’inscrit dans une tradition d’observateurs pénétrants à la suite de Jean-Martin Charcot, père de la neurologie moderne, et d’Alexandre Luria, qui a rédigé des anamnèses de patients offrant une vision si détaillée de la condition humaine qu’elles se lisent comme des romans. À travers des portraits nuancés de personnes autistes comme l’artiste Stephen Wiltshire et la designeuse industrielle Temple Grandin, Sacks braque les projecteurs sur les défis qu’elles doivent relever au quotidien tout en rendant hommage à la manière dont elles appliquent la puissance de leurs esprits atypiques à des activités professionnelles. « Il n’existe pas deux personnes autistes identiques : le trouble se présente ou s’exprime de manière toujours unique », écrit-il. « De plus, il existe peut-être une interaction plus complexe (et potentiellement plus créative) entre les traits autistiques et les autres qualités de l’individu. Ainsi, si un simple coup d’œil peut suffire à établir un diagnostic clinique, il faut rien moins qu’une biographie complète pour comprendre la personne autiste. »

Penser en images en est une, écrite de l’intérieur. On a initialement diagnostiqué des lésions cérébrales à Grandin — qui n’a pas appris à parler avant ses quatre ans —, une erreur courante à une époque où l’autisme était majoritairement inconnu, même des professionnels du secteur médical. Encouragée par sa mère, Eustacia Cutler, et par Bill Carlock, un professeur de sciences investi, Grandin a converti son affinité spontanée pour les animaux en un éventail de compétences pratiques qui lui ont permis de réussir dans un domaine exigeant : la conception d’équipements pour le bétail. Penser en images n’est pas une fable convenue et exaltante narrant la « victoire » d’une personne extraordinaire sur sa terrible maladie ; l’ouvrage dépeint la manière dont Grandin en est venue à considérer son autisme à la fois comme un handicap et comme un don, comme « une différence, pas une déficience ».

Des parents investis pour aider et comprendre leur enfant autiste

Mon enquête a véritablement commencé lorsque j’ai interviewé Nick, un garçon de 11 ans, qui m’a expliqué qu’il était en train de construire un univers imaginaire sur son ordinateur. Potelé, les joues roses, s’exprimant avec l’aisance d’un adulte, il m’a informé qu’il avait déjà conçu la première planète : un monde en forme d’enclume appelé Denthaim, peuplé de gnomes, de dieux et d’une race d’êtres appelés les kimans, répartis en trois groupes sexués. Il me parlait de la civilisation qu’il était en train de créer sur sa machine, les yeux fixés au plafond, fredonnant sans relâche les fragments de la même mélodie. Sa voix était haut perchée, son discours tour à tour poétique et pédant, comme si l’âme d’un professeur d’Oxford s’était maladroitement réincarnée dans le corps d’un jeune garçon. « J’envisage de faire de la magie une sorte de physique quantique, mais je n’ai pas encore décidé, en fait », m’a-t-il dit. Je l’ai immédiatement apprécié. Pourtant, la mère de Nick a fondu en larmes lorsqu’elle m’a révélé qu’il n’avait aucun ami de son âge. Elle se rappelait une horrible journée lors de laquelle ses camarades de classe l’avaient convaincu de porter une tenue ridicule à l’école. Les personnes autistes peinent à percevoir les signaux sociaux ; Nick n’avait donc pas compris qu’on cherchait à l’humilier. Je me demandais ce qu’il adviendrait de ce garçon brillant, créatif et candide lorsque ses pairs commenceraient à être obnubilés par le statut social et les rencontres.

Des parents m’ont exposé les stratégies ingénieuses qu’ils ont adoptées pour aider leurs enfants à faire face à un monde dans lequel les changements et les surprises sont inévitables. Un événement familial comme un premier voyage en avion exige des mois de planification et de préparation minutieuses. Marnin m’a fait part des étapes que lui et sa femme, Margo, interniste à l’hôpital de Bay Area, avaient suivies pour que leur fille, Leah, vive bien sa première visite chez un nouveau dentiste. « Nous avons pris des photos du cabinet et de l’équipe et nous sommes passés plusieurs fois devant le bâtiment », m’a-t-il précisé. « Notre dentiste nous a proposé un rendez-vous en fin de journée, lorsqu’il n’y aurait plus d’autre patient, et a établi des objectifs avec nous. Pour la première séance, nous devions parvenir à convaincre notre fille de s’asseoir sur la chaise. Lors de la deuxième, le dentiste simulerait les différentes phases du traitement. Il a donné de petits noms à tous ses instruments juste pour elle. Durant le rendez-vous, nous avons utilisé un grand miroir pour qu’elle puisse voir exactement ce qu’il se passait et pour qu’elle n’ait aucune surprise. »

Comme de nombreux parents, Marnin et Margo sont devenus spécialistes amateurs de l’autisme, sacrifiant des heures de leur temps personnel pour se plonger dans les dernières études et évaluer les traitements susceptibles d’aider Leah. J’ai découvert qu’il n’est pas inhabituel pour les parents, dont les finances sont déjà mises à l’épreuve par le coût des thérapies comportementales, d’abandonner une carrière qu’ils aiment pour s’occuper à plein temps de leurs enfants. Ils engagent des équipes de thérapeutes comportementaux tout en croisant le fer avec des conseils scolaires, des centres régionaux et des compagnies d’assurances pour s’assurer que leurs enfants bénéficient de l’éducation et des services qu’ils méritent.

Selon les parents, l’une des plus grandes difficultés pour les familles d’un enfant autiste est de garder l’espoir face aux sinistres prédictions des médecins, des responsables scolaires et d’autres professionnels censés les épauler. Lors du diagnostic de Leah, un spécialiste de l’autisme a dit à Marnin : « Il n’y a pratiquement pas de différence entre votre fille et un animal. Nous n’avons aucune idée de ce qu’elle sera capable de faire. » (Leah a désormais 25 ans. C’est une jeune femme intelligente, charmante et affectueuse qui se souvient du nom de chaque professeur et de chaque camarade de classe depuis la maternelle et interprète ses chansons préférées avec une justesse parfaite.). Dans une certaine mesure, rien n’avait vraiment changé depuis l’époque où les professionnels conseillaient à Clara Claiborne Park et Eustacia Cutler de faire interner leurs filles et de reprendre le cours de leur vie.

La Silicon Valley berceau des autistes?

Pour comprendre ce qu’il se passait réellement dans la Silicon Valley, j’ai demandé à Ron Huff, du California Department of Developmental Services, d’isoler les données provenant des centres régionaux du comté de Santa Clara rattachés à ce département de celles rassemblées dans d’autres territoires de l’État. Il m’a confirmé que, dans le berceau de l’industrie technologique, les demandes de services liés à l’autisme étaient anormalement nombreuses.

Au moment de la rédaction de mon article, l’idée selon laquelle les chaudrons de la tech comme la Silicon Valley et la Route 128, qui contourne Boston, servaient de refuge à des programmeurs et à des ingénieurs brillants, mais mal à l’aise en société, était presque devenue un cliché de la culture populaire. Je connaissais d’ailleurs une boutade du milieu : de nombreux codeurs de haute volée actifs dans des bastions de l’industrie comme Intel, Adobe et Silicon Graphics (qui arrivent tôt au travail, partent tard et boivent des litres de soda seuls dans leurs box) vivent dans le quartier Asperger. Dans le même ordre d’idées, Kathryn Stewart, directrice de l’Orion Academy, un établissement d’enseignement secondaire réservé aux autistes et implanté à Moraga (Californie), appelle le syndrome d’Asperger le « trouble de l’ingénieur ». Et dans son célèbre roman Microserfs, Douglas Coupland a malicieusement écrit : « Je crois que tous les gens de la tech sont un peu autistes. »

Dan Geschwind, neurogénéticien à UCLA, m’a suggéré que le pic d’autisme dans les communautés technologiques telles que la Silicon Valley pouvait notamment s’expliquer par le fait que leur culture a offert aux femmes et aux hommes souffrant du trouble du spectre de l’autisme des possibilités sociales inégalées dans l’Histoire. Une orthophoniste du nom de Michelle Garcia Winner m’a affirmé que nombre des parents de ses patients ne prenaient conscience de leurs propres traits autistiques qu’à la suite du diagnostic de leur enfant. Temple Grandin observe par ailleurs dans Penser en images que « les mariages fonctionnent mieux lorsque le couple est composé de deux personnes autistes ou d’une personne autiste et d’une personne handicapée ou excentrique […]. Elles s’attirent parce qu’elles présentent des intelligences similaires. »

On désigne l’attirance entre des partenaires présentant des caractéristiques génétiques semblables par le terme « accouplement sélectif ». En 1997, le psychologue cognitiviste Simon Baron-Cohen a découvert que les pères et les grands-pères d’enfants autistes étaient plus susceptibles d’être ingénieurs. Se pourrait-il donc que l’accouplement sélectif entre femmes et hommes porteurs des gènes responsables de l’autisme explique le nombre croissant de diagnostics dans la Silicon Valley ?

J’ai exploré cette hypothèse dans un article, « The Geek Syndrome », publié dans le numéro de décembre 2001 de Wired. Le monde se remettait à peine des horreurs des attaques du 11 septembre contre le World Trade Center et le Pentagone, mais les e-mails ont commencé à déferler dans ma boîte de réception avant même la sortie officielle du numéro. Des parents disaient que l’article les avait aidés à se sentir moins isolés d’autres familles confrontées aux mêmes défis avec leurs enfants ; des cliniciens témoignaient avoir observé la même dynamique dans leurs propres communautés high-tech ; des lecteurs me disaient avoir été aux prises avec des problèmes d’interactions sociales durant la plus grande partie de leur vie sans savoir pourquoi. Ce flot de réponses enthousiasmant était une leçon d’humilité.

De l’importance pour la population de comprendre le trouble autistique

J’ai un fils de 12 ans. Il suit des cours accélérés de math et de sciences. Son hobby : retenir des informations et des chiffres sur les avions civils et militaires de la première guerre mondiale à nos jours. Il a toujours été fasciné par les horloges et les montres. Comme vous l’avez peut-être deviné, il est atteint du syndrome d’Asperger. Je me suis toujours demandé pourquoi. Jamais personne n’a pu me répondre. Et puis j’ai lu votre article. En fait, mon mari est ingénieur. A la lecture de votre article, toutes les pièces du puzzle se sont assemblées… Votre article me permet de voir sous un jour nouveau mon premier mentor dans le secteur informatique. Il pouvait jouer quatre parties d’échecs simultanément et battre ses quatre opposants. Lorsqu’il fait des courses, il connaît toujours le montant qu’il va devoir payer, y compris le montant de la TVA, avant de faire la queue à la caisse. Mais son fils a du mal à regarder les gens dans les yeux…

Quand j’avais cinq ans, je démontais mes jouets électroniques pour voir comment ils fonctionnaient. (J’essayais aussi de les remonter, sans grand succès.) J’ai toujours été un lecteur vorace. Je lisais des ouvrages de physique de niveau universitaire, dénichés dans des vide-greniers, quand j’avais huit ans. J’ennuyais constamment mon père parce que je voulais construire des modèles réduits de réacteurs nucléaires, de sous-marins, de trains, de tout et n’importe quoi. Je n’ai jamais eu que de très petits groupes d’amis proches. Tout cela m’a toujours paru bizarre, mais je n’ai jamais su comment faire autrement. Très honnêtement, je trouve (probablement comme bon nombre d’autistes Asperger) que la plupart des gens sont agaçants et illogiques. :). Il est essentiel que le grand public et les entreprises comprennent ces personnes. Beaucoup sont laissées pour compte en raison de leurs comportements « étranges ». Beaucoup ont tant à offrir si on leur donne une chance.

Par bonheur, je n’ai reçu que peu d’e-mails de cette teneur : Comme beaucoup de gens, je commence à en avoir assez de la multiplication des problèmes psychologiques du type troubles de l’attention et syndrome d’Asperger. Avant, quand on n’était pas attentif en classe, on recevait une correction et c’était suffisant pour la plupart des gamins.

J’ai aussi reçu un appel d’un superviseur de Microsoft qui m’a dit : « Mes meilleurs débogueurs ont tous le syndrome d’Asperger. Ils sont capables de mémoriser des centaines de lignes de code sous forme visuelle. Ils peuvent ainsi repérer les défauts d’une structure récurrente, et c’est là que se cachent les bugs. »

Quelques mois après la sortie de mon article, lors d’une conférence, la grand-mère d’une jeune fille m’a demandé d’en signer un exemplaire qui avait été photocopié tant de fois que je pouvais à peine déchiffrer le texte.

Les années passant, j’ai continué à recevoir presque chaque semaine des e-mails sur le « Geek Syndrome ». Après quelque temps, pourtant, j’ai fini par être convaincu qu’en me centrant sur la dynamique de l’autisme dans une communauté hautement spécialisée, j’étais passé à côté d’une réalité plus large et plus importante.

En 2001, j’écrivais : « Le hack ultime pour une équipe de programmeurs de la Silicon Valley pourrait bien être le craquage du code génétique qui en fait des experts dans leur domaine. » La première décennie du nouveau siècle a donné de l’espoir à de nombreuses familles. Des parents m’ont fait part de leur optimisme : ils pensaient que la science était sur le point de lever le voile sur les mystères du trouble qui touchait leurs enfants. Durant cette période, presque tous les échanges publics consacrés à l’autisme étaient dominés par des débats sur les vaccins. Les discussions portaient sur les recherches controversées d’Andrew Wakefield, gastro-entérologue britannique qui affirmait avoir découvert un lien possible entre le vaccin contre la rougeole, les oreillons et la rubéole (le ROR) et une forme de régression qu’il avait baptisée « entérocolite autistique ».

Les parents à la recherche de conseils pour éduquer au mieux leurs enfants nouvellement diagnostiqués se retrouvaient au beau milieu d’un champ de mines, submergés d’informations contradictoires au sujet de l’innocuité de vaccins pédiatriques de routine et du rôle potentiel de métaux lourds comme le mercure (présent en quantité infime dans les agents de conservation de vaccins comme le thimérosal) dans les retards de développement de leurs enfants. Sur le tout jeune réseau internet, on a rapidement vu se répandre la crainte d’une conspiration entre l’industrie pharmaceutique et des représentants corrompus du gouvernement cherchant à couvrir une vague généralisée d’effets préjudiciables causés par les vaccins. Parallèlement, les taux de vaccination ont commencé à chuter partout dans le monde, laissant redouter une résurgence de maladies comme la coqueluche, qui tuait autrefois des dizaines de milliers d’enfants chaque année. L’élargissement progressif des critères de diagnostic de l’autisme au fil des ans expliquait officiellement la montée en flèche des estimations de prévalence. Mais, si c’était bien le cas, pourquoi ces critères étaient-ils à l’origine si étroits et si impropres ? Comment un syndrome auparavant rare et méconnu, prétendument d’origine génétique, pouvait-il soudain se manifester simultanément partout dans le monde ?

Des financements exponentiels pour comprendre l’autisme

Suite au tollé général suscité par l’augmentation du nombre de cas, la recherche sur l’autisme, longtemps négligée par des organismes de financement comme les National Institutes of Health (NIH) précisément parce que la maladie était considérée comme rare, était en passe d’entrer dans un âge d’or. Entre 2000 et 2011, le financement de ce secteur par les NIH a en effet grimpé de 51 millions de dollars en moyenne chaque année, dont un coup de pouce de 1 million de dollars obtenu en 2006 à la suite de la promulgation de la Combating Autism Act†. Des groupes privés de financement tels que la Simons Foundation ont aussi apporté leur concours pour permettre à l’investissement dans la recherche sur l’autisme d’atteindre son niveau le plus haut jusqu’alors. En 2011, Autism Speaks, la plus grande organisation de collecte de fonds au monde, a levé une contribution de 50 millions de dollars en association avec le Beijing Genomics Institute pour cartographier le génome de 10 000 personnes issues de familles comptant au moins deux enfants autistes. Le vice-président aux affaires scientifiques de l’organisation, Andy Shih, a promis que le projet permettrait de produire « un volume d’informations à même de changer la donne ».

Au terme de la décennie, il était clair que les scientifiques avaient fait ce pour quoi ils avaient été payés. Les biologistes moléculaires avaient identifié plus d’un millier de gènes candidats et des centaines de mutations de novo* associés à l’autisme. Ils avaient aussi progressé dans la compréhension de l’épigénétique, la science des facteurs inducteurs d’interactions entre les gènes et l’environnement. La liste des déclencheurs environnementaux de l’autisme semblait s’allonger chaque jour pour inclure des dizaines de produits chimiques d’usage courant, ce qui a encouragé Emily Willingham, rédactrice scientifique pour Forbes et mère d’un garçon autiste, à écrire un billet de blog intitulé « This Just In… Being Alive Linked to Autism » (« Flash spécial : être en vie provoquerait l’autisme »). Cependant, pour des familles comme celle de Willingham, le tournant historique tant promis et qui devait améliorer la qualité de vie de leurs enfants ne se produisait pas.

La piste génétique a été rejetée

Les auteurs d’une étude d’envergure publiée dans Nature ont admis que même les facteurs génétiques les plus répandus mis au jour dans leur recherche n’apparaissaient que chez moins de 1 % des enfants inclus dans leur échantillon. Stephen Scherer, de l’Hospital for Sick Children de Toronto, a déclaré que « la plupart des personnes souffrant d’autisme sont probablement assez uniques d’un point de vue génétique ». Stanley Nelson, neurogénéticien de UCLA, a, quant à lui, affirmé : « Si vous aviez devant vous 100 enfants souffrant d’autisme, vous pourriez avoir 100 causes génétiques différentes. » Selon un proverbe doux-amer répandu dans la communauté autiste, « si vous rencontrez une personne autiste, vous avez rencontré une personne autiste ». L’adage semble même s’appliquer aux biologistes moléculaires.

En 2010, l’un des parents que j’avais interviewés neuf ans auparavant m’a confié qu’il ne s’inquiétait même plus de savoir ce qui avait causé l’autisme de sa fille. Il se préoccupait davantage de son avenir. Elle allait bientôt dépasser l’âge de la prise en charge limitée qu’assure l’État de Californie. Malgré des années de thérapie comportementale, ses compétences ne s’étaient pas suffisamment développées pour que ses parents soient certains qu’elle puisse un jour vivre seule. « Ce qui m’empêche de dormir », m’a-t-il dit, « c’est de ne pas savoir ce qu’il adviendra de notre fille chérie après notre mort ».

Les Centers for Disease Control (CDC) estiment actuellement que 1 enfant en âge scolaire sur 68 souffre d’une forme d’autisme aux États-Unis ; des millions de familles ne dormiront donc pas sur leurs deux oreilles dans les décennies à venir. De plus, de nombreux adultes autistes ne mettent pas à profit la puissance de leurs esprits atypiques dans des entreprises comme Apple ou Google. Une majorité d’entre eux sont sans emploi et peinent à obtenir des allocations pour invalidité. Vingt ans après l’adoption de l’Individuals with Disabilities Education Act† (IDEA), les parents sont toujours régulièrement forcés de poursuivre des conseils scolaires en justice pour garantir une place adaptée à leur fils ou à leur fille. Qui plus est, seule une petite portion de l’argent récolté par des organisations de défense comme Autism Speaks est consacrée aux besoins quotidiens des personnes autistes et de leurs familles. En donnant la priorité au financement de la recherche sur les causes potentielles et les facteurs de risques, ces organisations renforcent l’idée que l’autisme est une anomalie de l’évolution, un problème typique de l’ère moderne qui pourrait être corrigé par une découverte perpétuellement imminente.

Comment (sur)vivre dans notre société quand on est autiste?

Alors que le grand public se déchirait au sujet des vaccins, des adultes nouvellement diagnostiqués lançaient un tout autre débat sur la difficulté d’évoluer et de survivre dans un monde qui n’est pas fait pour eux. En racontant leurs parcours, ils ont découvert que nombre des défis qu’ils rencontrent chaque jour n’étaient pas des « symptômes » de l’autisme, mais des obstacles posés par une société qui refuse de consentir aux plus simples ajustements pour les personnes présentant des handicaps cognitifs, alors qu’elle fait des efforts en faveur des personnes souffrant de handicaps physiques comme la cécité ou la surdité.

Une question en apparence simple a commencé à émerger dans mon esprit : après 70 ans de recherches sur l’autisme, pourquoi semble-t-on toujours en savoir si peu sur le sujet ?

L’acceptation de la neurodiversité est de mise

Pour y répondre dans le cadre de ce livre, j’ai décidé de remonter aux tout débuts, avant même les années 1940 et les découvertes prétendument indépendantes de Kanner et d’Asperger sur l’autisme. En ne tenant rien pour acquis, j’ai découvert que la chronologie classique de l’histoire de l’autisme (la création du mythe, pour ainsi dire) est fondamentalement erronée et passe sous silence l’existence des personnes autistes des générations précédentes. Tant que ces imprécisions temporelles subsisteront, elles continueront d’entraver notre capacité à prendre de bonnes décisions sur les types de recherche et d’adaptations sociétales qui bénéficieraient le plus aux personnes autistes et à leurs familles.

L’une des avancées les plus prometteuses depuis la publication de l’article « The Geek Syndrome » est l’émergence du concept de neurodiversité, selon lequel l’autisme, la dyslexie et le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), notamment, devraient être considérés comme des variations cognitives naturelles dont les atouts ont contribué à l’évolution de la technologie et de la culture plutôt que comme des conglomérats de déficits et de dysfonctions. Le modèle du spectre de l’autisme et la notion de neurodiversité sont globalement considérés comme des produits de notre monde postmoderne, mais ce sont en fait des idées très anciennes, proposées par Hans Asperger en 1938, dans sa première leçon publique sur l’autisme.

La perspective de la neurodiversité a inspiré la création d’un mouvement de défense des droits civils en plein essor basé sur la simple idée que les meilleurs interprètes des comportements autistiques sont les personnes autistes elles-mêmes, et non leurs parents ou leurs médecins. En 2007, une dame nommée Amanda (désormais Amelia) Baggs a publié sur YouTube une vidéo extraordinaire intitulée « In My Language » (« Dans mon langage ») qui a été vue plus d’un million de fois avant d’être relayée par les médias dominants, dont CNN ou le New York Times. Dans la première partie de la vidéo, la caméra suit Baggs, qui peine à s’exprimer oralement, mais tape 120 mots par minute. Elle enfouit son visage dans un livre, effleure des doigts le clavier de son ordinateur, agite ses mains, fredonne et manipule un ressort magique. Un clinicien dirait sans doute qu’elle présente des comportements d’autostimulation typiques de l’autisme. Dans la seconde partie de la vidéo, intitulée « A Translation » (« Une traduction »), Baggs explique qu’elle ne partage pas ces moments très personnels pour susciter la pitié. Son intention est plus subversive : elle veut célébrer la joie d’exister selon ses propres conditions. « Mon langage ne consiste pas à créer des mots ni même des symboles visuels que d’autres peuvent interpréter », explique-t-elle. « Il consiste à être en conversation constante avec le moindre aspect de mon environnement, à réagir physiquement à tout ce qui m’entoure. Loin d’être vaine, ma façon de bouger est une réponse continuelle à mon environnement. » Ses mots sont débités par un logiciel de conversion vocale. On a l’impression d’entendre une machine s’exprimer, mais peu de vidéos YouTube donnent à voir un esprit empreint d’autant d’humanité.

J’ai également ressenti le besoin de rédiger ce livre après avoir participé à Autreat, une retraite annuelle organisée par des personnes autistes pour des personnes autistes, dans un environnement social soigneusement conçu pour éliminer les sources de surcharge sensorielle et l’anxiété tout en maximisant les chances pour les personnes autistes de simplement se détendre, d’être elles-mêmes et de créer des liens avec d’autres. Les discussions que j’ai menées à Autreat (parfois par le biais de claviers ou d’autres appareils intermédiaires de communication) m’en ont davantage appris sur les réalités quotidiennes des personnes autistes que ne l’aurait fait la lecture de centaines d’études de cas. Elles m’ont aussi permis de vivre au sein de cette communauté neurologique minoritaire pour la première fois de ma vie, ce qui a mis en lumière certains des défis que rencontrent les personnes autistes dans une société qui n’est pas faite pour eux. Enfin, ce séjour m’a débarrassé de stéréotypes pernicieux comme l’idée que les autistes sont dénués d’humour et d’imagination. De retour dans le monde ordinaire après quatre petits jours d’immersion dans l’univers de l’autisme, j’ai eu l’impression que mes sens étaient constamment assiégés.

Depuis des générations, les parents d’enfants autistes en sont venus à la conclusion que la solution aux aspects les plus handicapants de l’autisme ne viendrait pas d’une gélule mais de communautés de soutien. Dans son dernier livre, Exiting Nirvana, Clara Claiborne Park a d’ailleurs décrit comment ses voisins ont aidé sa fille à se bâtir une vie heureuse et épanouissante à Williamstown (Massachusetts). Jessy y vit encore, des années après la mort de sa mère. Âgée de 55 ans, elle travaille toujours au service courrier de Williams College et peint des représentations très colorées et extrêmement détaillées du monde tel qu’elle le voit, comme elle le fait depuis que son professeur d’art l’a encouragée à prendre un pinceau, il y a 40 ans. « Le fait que la société ait donné une place à Jessy est ce qui, plus que toute autre chose, lui a permis de vivre dans la communauté qui l’a vue naître, et même d’y contribuer », affirmait Park en 2001. « Je peux écrire ces mots en ayant foi dans un avenir que je ne verrai jamais. »

 

Steve Silberman,

San Francisco, août 2010-2015

Pour une reconsidération de l’autisme : « Une enquête ambitieuse, méticuleuse et généreuse. Un livre humaniste et important, magnifiquement rédigé » selon le New York Times, « Le livre le plus abouti sur l’histoire de l’autisme » d’après The Economist, « Lire NeuroTribus, c’est réaliser combien les autistes ont enrichi le champ de la connaissance et de la diversité humaines et combien le monde serait pauvre sans eux » d’après The San Francisco Chronicle