Une équipe internationale, menée par le paléoanthropologue Antoine Balzeau, chercheur CNRS au laboratoire Histoire naturelle de l’Homme préhistorique (CNRS/MNHN/UPVD), a étudié la position, la forme et la taille des sinus frontaux de la plupart des espèces d’hominines (le groupe qui rassemble les espèces du genre Homo et leurs ancêtres bipèdes) ainsi que des gorilles et des chimpanzés. Leurs comparaisons aboutissent à des conclusions inattendues sur les contraintes qui ont présidé à l’évolution des sinus et montrent que ces structures mal connues pourraient fournir de précieux renseignements sur les relations évolutives entre les espèces dont l’évolution humaine.

Les sinus frontaux sont des cavités situées à l’intérieur de l’os frontal, à la jonction entre le visage et la voûte crânienne, tout près du cerveau. S’ils sont étudiés depuis longtemps, leur rôle, leur origine, et leurs variations anatomiques au cours de l’évolution humaine restent toutefois très mal compris.

Une large équipe internationale, menée par Antoine Balzeau, paléoanthropologue au CNRS au sein du laboratoire Histoire naturelle de l’Homme préhistorique (HNHP*), au Muséum national d’Histoire naturelle, publie dans Science Advances, le 21 octobre 2022, une étude complète sur l’évolution de ces structures, qui inclut les fossiles clés de la plupart des espèces humaines connues. Jamais, en paléoanthropologie, une étude n’avait porté sur autant de crânes fossiles originaux et sur autant d’espèces : la quasi-totalité du registre fossile disponible a été examinée.

Grâce à une méthodologie simple et reproductible (qui consiste à mesurer les structures dans leurs principales orientations), les données d’imagerie scanner de ces fossiles fournissent une perspective unique et précieuse sur la variation de la position, de la forme et des dimensions des sinus frontaux au cours de l’évolution.

Il apparaît notamment que chez les chimpanzés, les bonobos et les gorilles, la taille des sinus frontaux est corrélée à la taille du crâne et à celle des reliefs osseux situés au-dessus des orbites. La même relation est visible chez les premières espèces de la lignée humaine (Sahelanthropus tchadensis, Australopithecus africanus, Australopithecus prometheus, Australopithecus garhi, Australopithecus sediba, Paranthropus aethiopicus, Paranthropus robustus, Paranthropus boisei).

Au contraire de cette grande homogénéité, la taille et la forme des sinus sont très variables chez les espèces humaines à partir d’Homo erectus (qui apparait il y a environ 2 millions d’années), ce qui leur confère un réel potentiel pour éclairer les relations évolutives entre les espèces plus récentes.

Homo erectus et Homo sapiens présentent des sinus aux morphologies variables au sein de leur espèce. Les sinus d’Homo neanderthalensis ont, pour leur part, une forme particulière et distinctive, et sont homogènes en dimensions. Les crânes européens les plus anciens se rapprochent de ces caractéristiques. Enfin, les sinus de certains spécimens, comme Petralona, Bodo et Broken Hill (qui ont été attribués à différentes espèces sans aboutir à un consensus), sont gigantesques et présentent une forme unique, ce qui les distingue de tous les autres groupes fossiles.

Une covariation entre la taille et la forme des sinus et les lobes frontaux (la partie avant du cerveau), a également été observée chez les espèces humaines, depuis au moins l’apparition d’Homo erectus, montrant que le développement du cerveau a eu une influence sur la forme des sinus frontaux.

Enfin, ces résultats infirment plusieurs hypothèses largement diffusées jusque-là sans avoir été testées. Ainsi, les sinus frontaux des Néandertaliens ne sont pas les plus grands, et ne sont probablement pas le résultat d’une adaptation à un climat froid. Plus largement, on constate que le développement des sinus frontaux chez les différentes espèces humaines n’est pas directement conditionné par des contraintes biomécaniques résultant de la mastication ou de l’adaptation au climat. Ces petites bulles d’air présentes dans nos crânes ont une forme et des dimensions qui découlent de notre héritage génétique, en tant qu’espèce et en tant qu’individu, de la forme de notre cerveau et de celle de notre crâne, et du hasard.

Schéma résumant les variations observées pour les sinus frontaux au cours de l’évolution humaine. La ligne diagonale sépare les taxons selon les contraintes qui pèsent sur la morphologie du sinus. À droite, la taille et la forme des sinus dépendent de la taille du crâne, ce qui indique qu’une contrainte faible s’exerce sur le développement des sinus, chez les grands singes actuels et les hominines plus anciens (genres Pan, Gorilla, Sahelanthropus, Australopithecus et Paranthropus). Les structures anatomiques environnantes et les grandes superstructures frontales offrent un espace potentiel d’expansion aux sinus, qui trouvent la possibilité de se développer de manière isométrique avec la taille endocrânienne. À gauche, crâne, cerveau et sinus varient conjointement. Les résultats confirment l’existence de groupes distincts au sein des hominines avec des caractéristiques propres en ce qui concerne les sinus frontaux. (Les spécimens ne sont pas représentés à l’échelle ; ils sont globalement organisés chronologiquement de bas en haut.) © A. Balzeau CNRS/MNHN

Référence
Frontal sinuses and human evolution. Antoine Balzeau*, Lou Albessard-Ball*, Anna Maria Kubicka*, Andréa Filippo*, Amélie Beaudet, Elena Santos, Thibault Bienvenu, Juan-Luis Arsuaga, Antonis Bartsiokas, Lee Berger, José María Bermúdez de Castro, Michel Brunet, Kristian J. Carlson, Joan Daura, Vassilis G. Gorgoulis, Frederick E. Grine, Katerina Harvati, John Hawks, Andy Herries, Jean-Jacques Hublin, Jiaming Hui*, Rachel Ives, Josephine A. Joordens, Yousuke Kaifu, Mirsini Kouloukoussa, Baptiste Léger, David Lordkipanidze, Ann Margvelashvili, Jesse Martin, María Martinón-Torres, Hila May, Aurélien Mounier*, Anton du Plessis, Todd Rae, Carolin Röding, Montserrat Sanz, Patrick Semal, Dominic Stratford, Chris Stringer, Mirriam Tawane, Heiko Temming, Evangelia Tsoukala, João Zilhão, Bernhard Zipfel, Laura T. Buck. Science advances, 2022.
www.science.org/doi/10.1126/sciadv.abp9767

*Ces auteurs font partie du laboratoire HNHP (CNRS/MNHN/UPVD)