Comment la finance verte peut-elle répondre aux urgences climatiques ? Éclaircissement grâce à l’entretien avec Christophe Thibierge, professeur à ESCP Business School.

Qu’est-ce que la finance verte et pourquoi ce sujet est-il particulièrement important en ce moment ?

Christophe Thibierge : « Les prémices de la finance verte datent de 1987 à l’occasion de la publication du rapport Brundtland. C’est un document historique dans lequel apparaît pour la première fois la notion de développement durable et qui est rédigé à l’occasion de la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland pour le compte des Nations Unies. Ce rapport marque le début d’une longue prise de conscience dont la première étape clé est le Sommet de la Terre qui a eu lieu en 1992 à Rio de Janeiro.

Les choses s’accélèrent ensuite dans les années 2010 avec la signature de l’accord de Paris en 2015 pour la COP21 et la définition par l’ONU des objectifs de développement durables, à savoir les 17 objectifs pour sauver le monde.

Cette mise en perspective historique est importante, car elle souligne à la fois l’évolution du sujet du développement durable et de l’écologie, et de son importance dans notre société aujourd’hui. Face à ces enjeux, le monde financier s’est organisé et on a vu apparaître d’abord la notion de finance durable qui englobe notamment la finance verte, dont le but est d’utiliser les instruments financiers pour accompagner la transition énergétique. Techniquement, quand on parle de finance verte, on évoque donc des moyens de financer des énergies renouvelables par opposition au financement des énergies fossiles. Le sujet de la finance durable et de la finance verte est encore récent et peu standardisé. Les définitions et les catégorisations ne sont pas encore gravées dans le marbre, mais l’idée générale est bien là : faire de la finance un moyen de rendre notre monde plus durable dans le futur. »

Qui sont les grands acteurs de la finance verte ?

CT « Les premières personnes qui se sont emparées du sujet sont les jeunes, avec des personnalités fortes et médiatiques comme Greta Thunberg, la plus connue, mais on peut aussi citer l’Ougandaise Leah Namugerwa, la Thaïlandaise Ralyn Satidtanasarn ou l’Américaine Alexandria Villasenor. Cette jeune génération réalise que les actions de ses aînés font qu’elle vivra sur une planète aux conditions climatiques dégradées et qu’il est nécessaire d’agir rapidement et collectivement.

Un mouvement de fond se crée auquel répondent les pouvoirs publics, les collectivités  territoriales, et les  maires de  certaines  communes.  Ces  derniers se sont d’ailleurs lancés dans des politiques durables parfois plus avancées qu’au niveau national.  Enfin, les ONG, les associations, les journalistes, les régulateurs et le  grand  public jouent aussi un rôle important en matière d’information, de sensibilisation et dans la réflexion globale qui entoure la question du changement climatique. »

Quand la finance s’empare des questions d’écologie et de durabilité, est-elle sincère ?

CT « Oui, je pense qu’il y a des acteurs sincères, mais là aussi, il faut nuancer, car le diable se cache dans les détails. Prenons l’exemple

d’une banque qui va axer sa communication sur le côté vert et durable. Tout ça, c’est très bien, et oui, il y a des efforts qui sont effectués pour investir davantage d’argent afin de financer et de soutenir des projets verts. Le problème, c’est que la proportion de ces investissements est presque ridicule par rapport à ceux qui sont réalisés dans les secteurs traditionnels ou dans les énergies fossiles.

C’est la même chose lorsque les grands groupes énergétiques disent qu’ils sont engagés sur le développement durable. C’est bien, mais malheureusement, ce n’est qu’une goutte d’eau dans un océan, car la majeure partie de leur activité demeure dans le pétrole et le gaz. Pour lutter contre ces actes, l‘association Reclaim Finance mène des recherches sur les pratiques des acteurs financiers, les solutions et freins à la transition écologique, et les mesures à prendre pour répondre à l’urgence climatique. Elle expose publiquement les acteurs financiers qui freinent les régulations en matière climatique et dont les pratiques violent les droits  humains  et  détruisent  l’environnement. Récemment,  elle a ainsi mis des entreprises comme Vinci, Total, le Crédit Agricole, Axa ou Natixis face à leurs responsabilités. C’est un contre-pouvoir essentiel pour lutter contre le greenwashing qui nuit aux initiatives réelles et utiles de la finance durable.

Qu’en est-il des entreprises ?

CT « À part quelques entreprises très spécifiques, qui ont l’écologie profondément ancrée dans leur ADN ou des entreprises à mission qui s’intéressent au sujet depuis longtemps, dans leur grande majorité, les organisations ne se sont pas du tout emparées du sujet. Or, aujourd’hui, notre planète brûle face aux changements climatiques. Nous faisons face à des risques qui peuvent menacer la vie des habitants et, par conséquent, l’activité économique. Dès lors, la question de l’implication dans les entreprises en matière de durabilité devient nécessaire, sinon obligatoire.

Il est d’ailleurs important de noter que toutes les entreprises peuvent agir, quelle que soit la taille, ou bien le secteur d’activité. Ainsi, une PME peut faire de la finance durable. C’est une question de moyens d’action mais il faudrait aussi des moyens de communication pour le faire savoir. La petite PME qui prend soin de ses relations sociales, de ses fournisseurs, de ses salariés, et qui met en place des actions claires pour réduire son empreinte carbone, joue un rôle clé. Sauf que sa banque ne le sait pas. À l’inverse, un grand groupe saura comment remplir les bonnes cases dans les audits et les évaluations pour apparaître vertueux en raison de sa force de frappe et de sa capacité à mobiliser les experts au bon endroit avec les critères ESG adéquats. Plus il y a de moyens, plus la communication est importante, même si les résultats ne sont pas toujours à la hauteur des attentes. »

Quand on parle de finance verte, on parle souvent des Green Bonds, ces fameuses obligations vertes, mais il faut savoir que plus de 98% du marché des obligations sont des obligations classiques. On parle plus des obligations vertes qu’elles n’existent en réalité, et elles peuvent devenir un instrument de greenwashing. Dans le même esprit, une entreprise peut émettre des obligations vertes, mais être très imprécise sur l’usage qui en sera fait. Ainsi, elle va utiliser cet argent pour financer, par exemple, un projet renouvelable important pour le futur de l’entreprise dont les modalités seront décidées ultérieurement par un comité interne. L’entreprise indiquera qu’elle est durable, parce qu’elle dispose d’obligations vertes, mais il peut y avoir un décalage entre la réalité et la communication. Ultimement, la finance verte reste un outil financier comme les autres. C’est son allocation qui fait toute la différence et c’est sur ce sujet qu’il est nécessaire d’être particulièrement vigilant. »

En quoi la finance peut-elle aider ou accélérer la transition écologique ?

CT « Le célèbre économiste John Maynard Keynes disait qu’il voulait ramener la finance à sa juste place : à une fonction de support présente  en  arrière- plan de toute organisation. La finance devrait être une fonction d’exécution, or ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, le directeur financier est l’une des voix les plus importantes dans tout Comité de Direction. Par conséquent, une finance qui se verdit, a une influence et contribue à participer au changement.

La finance classique fondée sur la maximisation de la rentabilité ne peut plus durer, car elle se tire une balle dans le pied pour le monde de demain. Il faut donc pouvoir changer certains leviers financiers afin d’améliorer le système actuel. Il ne faut pas regarder uniquement  le  profit, mais aussi le développement durable et la soutenabilité de la démarche. En ce sens, la finance verte est une évolution de la finance classique. Ce n’est ni une mode, ni un épiphénomène, mais bien un changement de paradigme qui nécessite de mettre à jour le logiciel mental interne de la plupart des entreprises et de leurs dirigeants. »

Comment expliquer l’engouement envers la finance verte ?

CT « On en parle beaucoup parce que c’est dans l’air du temps et je pense que cela va durer et même influencer des changements de comportements. C’est ainsi que les acheteurs sont aujourd’hui prêts à payer un peu plus cher une obligation verte. On parle alors de Greenium, ou de Green Premium, pour qualifier cette prime verte que les investisseurs sont prêts à payer à une entreprise pour l’émission d’une obligation verte, par rapport à l’émission d’une obligation traditionnelle présentant les mêmes caractéristiques.

Cette prime s’explique par  un  surplus  de  demande  des  investisseurs pour les obligations vertes par rapport  à  l’offre  disponible. Il y a  donc une certaine appétence pour la question durable. Les acheteurs se condamnent volontairement à toucher une  rentabilité moindre,  même si ce Greenium reste assez faible. Ce sujet résume les paradoxes de la finance verte : on en parle beaucoup alors que son volume reste faible, les acheteurs acceptent de payer plus cher, mais la différence est faible, et les entreprises investissent beaucoup en communication sur le sujet sans que l’on voie toujours des résultats tangibles. »

Quels sont les critères qui font qu’un investissement est classé comme « vert » ?

CT « Au risque de vous décevoir, tous les investissements classés comme verts ne le sont pas réellement. On est aujourd’hui dans les grands débuts de la finance verte et il y a encore beaucoup de choses à structurer, à corriger et à améliorer. L’une d’entre elles concerne les normes et standards permettant d’organiser les investissements durables. Aujourd’hui, il existe trois grands référentiels.

Le premier est celui de la MiFID 2 qui s’applique à tous les produits d’investissement ainsi qu’à toutes  les  institutions  qui offrent des services d’investissement professionnels. Cette directive européenne vise à renforcer la protection des investisseurs vis-à-vis des institutions financières, ainsi que la transparence des marchés et des transactions.

Ensuite, nous avons le règlement SFDR pour « Sustainable Finance Disclosure Regulation » qui vise à fournir plus de transparence en termes de responsabilité environnementale et sociale au sein des marchés financiers, à travers notamment la fourniture d’informations en matière de durabilité sur les produits financiers. Enfin, il existe aussi des règlements européens qui visent à catégoriser les produits financiers selon une taxonomie particulière. Toutes ces normes ne disent pas la même chose et selon celle choisie, un projet financier peut être qualifié de durable ou non. Les entreprises les plus cyniques profitent de ce flou pour placer leurs projets. Pire : dans certains cas, les entreprises décident elles-mêmes de leurs propres critères pour savoir si un projet peut s’accommoder d’une étiquette verte ou non. »

C’est à dire ?

CT « La zone arctique est une région qui se réchauffe plus vite que toutes les autres régions dans le monde et qu’il convient de protéger. Or, c’est aussi une terre de forage puisque près de 600 champs pétroliers et gaziers sont en production, en développement ou découverts, et leur production devrait augmenter dans les prochaines années. Un développement qui est permis par le soutien financier des banques, des investisseurs et des assureurs, et des règles floues. Ainsi, la zone d’exclusion devrait être le périmètre géographique large qui est celui utilisé par le Programme de Surveillance et d’Évaluation de l’Arctique.

Toutefois, les financeurs et les groupes énergétiques  définissent eux-mêmes les limites géographiques de ce qui est acceptable ou non. Et bien souvent, ces entreprises définissent des zones d’exclusion beaucoup plus restreintes, ce qui leur permet d’étendre leurs forages. Un rapport de Reclaim Finance soulignait qu’entre 2016 et 2020, plus de 120 banques commerciales ont octroyé 314 milliards de dollars aux 20 entreprises les plus impliquées dans le développement de nouveaux projets pétrogaziers en Arctique. Pourtant, 20 des 30 principales banques qui financent l’expansion de l’industrie en Arctique ont pris des politiques pour préserver la région. Ainsi, c’est en adoptant une définition limitée et étroite de l’Arctique que le Crédit Agricole définit sa propre zone d’exclusion qui laisse 79 % des gisements accessibles aux sociétés qu’elle finance. »

Dès lors, comment faire pour donner à la finance verte l’aura qu’elle mérite ?

CT « Il faut changer notre manière de voir les choses. La finance classique s’est toujours développée selon le couple risque/ rentabilité. Si un investissement est  peu  risqué,  il  aura  une faible rentabilité et vice-versa. Ce que je propose, c’est d’ajouter une troisième variable : celle de la soutenabilité. Avec ce critère supplémentaire, la dimension du risque peut être interprétée différemment. Davantage de soutenabilité signifie un peu moins de rentabilité mais aussi moins de risques. En effet, une entreprise qui ignore la question de la durabilité et de l’écologie prend des risques importants qui peuvent être environnementaux, sociaux ou commerciaux, dégradant ainsi sa rentabilité future.

Il est intéressant de constater que si on a 1% des actionnaires qui demandent la mise en place de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance pouvant avoir des impacts sur la société ou l’environnement, il y a de fortes chances qu’il ne se passe rien. À l’inverse, si 1% des clients font la même demande et utilisent la caisse de résonance des réseaux sociaux, leur influence est alors considérable et peut pousser l’entreprise à agir. Je vois ainsi trois facteurs importants pour pousser les entreprises à agir : un journalisme indépendant, des ONG et associations puissantes, et des réseaux sociaux qui diffusent cette information. »

Conclusion

La finance verte est sans conteste un sujet important pour les entreprises et les managers. Depuis 2008 et l’émission des premières obligations vertes par la Banque Mondiale pour lever de l’argent afin de financer des projets favorables à l’environnement, la question a pris de l’importance allant jusqu’à occuper les réflexions stratégiques des Comités de Direction. La transition climatique offre une occasion historique pour transformer l’investissement et mobiliser le monde de la finance vers des projets qui donnent du sens. Mais pour transformer l’essai, il ne faut pas se contenter du modèle actuel qui oppose risque à rentabilité, mais oser aller plus loin avec un trépied risque-rentabilité-soutenabilité.

Alors, la finance verte peut-elle répondre aux urgences climatiques ? Oui, mais pas toute seule et pas tout de suite. C’est un levier qui doit être actionné parmi d’autres et qui doit surmonter de nombreux obstacles pour s’imposer. Il reste du chemin à parcourir, mais la structure est solide, et surtout, la question est prioritaire dans la tête des décideurs politiques, du grand public, des associations et des entreprises.

C’est ainsi qu’après dix années de lutte par les étudiants, l’université d’Harvard a retiré l’argent qu’elle avait investi, via son fonds de dotation, dans les secteurs du pétrole et du gaz. Avec un fonds de dotation de 42 milliards de dollars, cette décision fait boule de neige. Dans les jours qui ont suivi ce retrait, c’est la Boston University et l’université du Minnesota qui ont fait de même souhaitant « être du bon côté de l’histoire ». Au final, ce sont une centaine d’universités américaines qui ont pris l’engagement de désinvestir partiellement ou totalement dans les industries fossiles. Dix années de mobilisation ont été nécessaires pour parvenir à ce résultat grâce à une jeunesse qui voit l’urgence climatique non pas comme une question financière, mais comme une question morale et sociétale. Et c’est sans doute ça, la réponse clef en lien avec la finance verte : il faut le faire, car c’est nécessaire !