La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) a été créée à l’initiative de l’Église catholique en France avec comme mission lutter contre la pédophilie. Voici le rapport accablant.

Une commission de vingt-et-un bénévoles composée par Jean-Marc Sauvé à la demande de la CEF et de la CORREF et disposant d’une complète indépendance. Une collecte de données organisée par trois équipes de recherche et des auditions et entretiens conduits par les membres de la commission eux-mêmes.

  1. Faire la lumière : analyse qualitative et quantitative des violences sexuelles

dans l’Église catholique en France, à partir des données collectées

Un phénomène massif, longtemps recouvert par une chape de silence et difficile à mesurer. Une Église catholique bien davantage concernée que les autres lieux de socialisation des enfants, à l’exception des cercles familiaux et amicaux. Des vies ravagées par les agressions.

Dans cette première partie, la commission présente l’état des lieux du phénomène des violences sexuelles sur mineurs et personnes vulnérables perpétrées dans l’Église catholique en France, de 1950 à nos jours. Marquée par l’expérience traumatisante de violences et de silence vécue par les personnes victimes qui se sont adressées à elles, dont certaines parlaient pour la première fois, et dont bon nombre étaient, pour la première fois, dûment écoutées et reconnues comme victimes, la commission a souhaité rendre compte, d’abord et avant tout, de leurs traumatismes et de leurs parcours, à la fois en se laissant instruire par leurs récits, et en rappelant ce que la littérature scientifique donne à comprendre des conséquences au long cours des agressions sexuelles subies, en particulier dans l’enfance ou l’adolescence.

La commission remet ensuite, de manière plus classique, le phénomène en perspective, sur les plans historique, géographique et sociologique. S’appuyant sur les analyses de l’EPHE, elle rappelle l’évolution de la société française – et de l’Église catholique en son sein – au cours de la période, sous l’effet de la sécu- larisation, de l’individualisation, de l’évolution de la place des enfants et des femmes, ainsi que de la transformation des conceptions sociales de la sexualité et des violences sexuelles. Sur cette toile de fond, trois périodes caractérisent schématiquement l’évolution du phénomène des violences sexuelles dans l’Église catholique : une phase 1950-1970 décrite comme culminante, une phase 1970-1990 dominée par un reflux du phénomène et une phase débutant en 1990 marquée par une apparente recrudescence du phénomène, au vu de l’ensemble des sources disponibles, sans que l’on puisse conclure de manière certaine à une hausse3.

L’analyse géographique des cas recensés, sur l’ensemble de la période étudiée, tend à montrer que si, de prime abord, les agressions commises ont été plus nombreuses dans les zones de pratique religieuse plus affirmée, en réalité, si l’on raisonne en valeur relative, c’est-à-dire en rapportant le nombre d’agressions au nombre de membres du clergé en place, c’est dans les zones de plus faible pratique que la concentration des cas de violences a été la plus forte, probable- ment sous l’effet d’un moindre encadrement et accompagnement des prêtres et, aussi, d’une moindre tolérance de leurs écarts de conduite, dès lors plus systématiquement relevés dans ces régions, à l’échelle des 70 années écoulées.

Le cas des victimes majeures ayant répondu à l’appel à témoignages ou entendues en entretien est évoqué à part, pour mettre en lumière certains traits des violences qu’elles ont subies, avec un accent particulier mis sur le cas des religieuses ou séminaristes agressés. Pour tous ces majeurs, au-delà de la diversité des situations, apparaissent des logiques d’autorité mue en pouvoir et dévoyée en emprise, ainsi que des situations de vulnérabilité, qui sont renforcées par le contexte ecclésial, d’une manière qui ressort d’autant plus nettement que les rapports de pouvoir liés à l’écart d’âge n’interviennent pas.

Les modalités de la prise de parole et de la sortie du silence des personnes victimes, telles qu’elles les ont relatées auprès de la commission, montrent combien ce processus est long, semé d’obstacles, et trop rarement suivi d’une correcte prise en compte par l’entourage ou par les institutions.

Est également menée une analyse des parcours de vie des agresseurs, à partir des quelque 2 000 cas examinés dans les archives des diocèses et instituts ainsi que des entretiens menés au printemps 2021 avec onze d’entre eux, nés entre 1933 et 1954. Ces entretiens permettent aussi de connaître le regard porté par ces agresseurs sur leurs propres actes, entre (fréquente) minimisation, dénégation et (rare) reconnaissance pleine et entière. Ils donnent enfln un éclairage sur leurs réactions relatives à différentes questions, qu’il s’agisse des mesures de sanction de la part de l’Église ou de la justice étatique, de la création de la CIASE ou des correctifs à apporter selon eux à la formation des prêtres, en particulier sur les questions de sexualité.

POUR UNE DÉMARCHE DE VÉRITÉ

L’Église doit reconnaître les faits et engager des démarches de répara- tion inspirées des pistes de travail de la CORREF et de l’initiative prise par l’évêque de Luçon. Elle doit endosser une responsabilité à caractère à la fois individuel et systémique. Des mesures de justice restaurative doivent s’inscrire dans la procédure pénale. Le délai de prescription ne doit pas être allongé. L’Église doit mettre en place une procédure de reconnaissance des violences commises, même prescrites, et indemni- ser les préjudices subis. La gouvernance de l’Église doit se réorganiser pour être davantage pluraliste et réguler les risques d’abus de pou- voir. La formation est un levier privilégié de prévention à mobiliser très largement.

Les recommandations que formule la commission pour tenter de dépasser les traumatismes causés par les violences sexuelles et la chape de silence qui les a couvertes, ne sont pas conçues pour « tourner la page », car dans l’ensemble des témoignages recueillis, dont la commission espère que l’écho traverse suf- flsamment son rapport, on entend d’abord crier justice. En d’autres termes, avant de proclamer « plus jamais ça », encore faut-il reconnaître le « ça », le qualifler, en désigner les responsables et, dans toute la mesure du possible, en réparer les conséquences. Il ne suffit pas, pour l’Église, d’affirmer que la prise de conscience a eu lieu, certes trop tardivement, mais que le passé est le passé et que, pour les mineurs et les personnes vulnérables d’aujourd’hui et de demain, on ne retombera pas dans les mêmes errements. Car un tel discours, cohé- rent avec la logique de « secours » octroyé aux personnes victimes révélant une agression ancienne, souvent prescrite au regard du code pénal, perpétue l’attitude de non-reconnaissance ou de déni du réel, caractéristique de l’Église au cours de la période étudiée, comme échappatoire à un véritable traitement du phénomène.

C’est pourquoi la commission insiste sur la nécessité d’une démarche de vérité et de réparation de la part de l’Église. Celle-ci doit commencer par une recon- naissance de responsabilité, jusqu’ici évitée, à la notable exception de la récente démarche entamée par la CORREF, ou de celle, individuelle, de l’évêque de Luçon. La responsabilité, telle que la propose la commission, englobe d’abord le registre juridique, au plan pénal mais aussi au plan civil et social. Elle vaut à titre individuel, à raison des fonctions exercées, comme pour l’ensemble des personnes morales qui composent l’Église, et tant pour les fautes personnelles commises que sans faute, du fait d’autrui, en raison du lien juridique existant entre le prêtre auteur du crime ou du délit et l’évêque de son diocèse. Elle englobe aussi le registre systémique et le registre civique, car le rôle social et spirituel de l’Église fait peser sur elle une responsabilité particulière au sein de la société française dont elle est partie prenante. Autrement dit, aux yeux de la commission, l’Église catholique aurait tort de se croire à l’abri de toute responsabilité qu’elle n’aurait pas elle-même acceptée, en raison de

l’absence, à ce jour, de condamnation judiciaire autrement que sur le terrain de la responsabilité pénale individuelle des agresseurs ou pour absence de signalement à la justice. En effet, outre que l’engagement de la responsabilité civile des diocèses (comme des instituts religieux, mais ce point n’est discuté par personne) est tout sauf exclu en l’état du droit, il est très possible, voire probable, que le législateur intervienne pour tirer les conséquences du drame des violences sexuelles commises dans l’ensemble de la société, afln de mettre en place des mécanismes d’indemnisation pesant notamment sur les institutions et les collectivités dans lesquelles se sont produits les dommages. Il est en effet douteux, au-delà de la seule Église catholique, que puisse subsister un espace social où prévaudrait une absence de réparation. C’est au demeurant ainsi que le législateur a procédé au cours des 30 dernières années pour faire face à des catastrophes emportant des conséquences majeures sur la santé des personnes. Du point de vue de la commission, ces considérations s’ajoutent à l’ensemble des arguments moraux pour convaincre l’Église de s’engager dans une démarche ambitieuse de responsabilité, de reconnaissance et d’indemnisation.

Une telle démarche devrait commencer par la reconnaissance des violences commises, de leur ampleur, telle que la commission les a mises au jour, de la radicale illégitimité de tels actes et de la gravité des dégâts qu’ils ont causés. Une reconnaissance concrète par des cérémonies publiques, des célébrations liturgiques ou un mémorial, comme la CEF s’y est engagée en mars 2021. La commission insiste toutefois sur l’impératif d’une concertation approfondie en amont avec des personnes victimes et sur la nécessaire sincérité d’une humble reconnaissance « à hauteur d’homme »: il ne s’agit pas seulement ici de péchés à confesser mais de fautes à réparer, sans euphémisation, sans « on ne savait pas », sans excuses tirées du contexte social ou institutionnel. Le préalable que constitue un tel abaissement non feint est indispensable à la crédibilité des mécanismes de restauration des victimes proposés par la commission, qui se veulent ajustés à la situation particulière des agressions sexuelles commises au sein de l’Église catholique.

Au besoin de justice exprimé par les personnes victimes, souvent confrontées aux limites de l’action pénale ou à la prescription des faits commis, en dépit de l’évolution de la loi pénale au cours de la période étudiée, la commission suggère de répondre par deux voies principales : celle de la justice dite restaurative et celle de l’instauration de dispositifs permettant d’établir la vérité indépendamment de l’ancienneté des faits. La justice restaurative pour tenter de réparer les atteintes à l’être des personnes victimes, au-delà des atteintes à l’avoir. La mise en œuvre de moyens consistant à diligenter des enquêtes quelle que soit l’ancienneté des violences perpétrées, pour répondre à l’exigence de justice et de reconnaissance, comme à celle de prévention de futures violences. Cette voie paraît préférable à celle d’un nouvel allongement des délais de prescription par le législateur, option que la commission a examinée en détail pour l’écar- ter, y voyant une impasse : elle n’améliorerait pas la reconnaissance des faits et n’aiderait pas dans leur reconstruction les personnes victimes confrontées à l’issue d’autant plus incertaine d’un procès pénal que celui-ci serait très tardif.

Au bout de ce cheminement, un mécanisme d’indemnisation peut intervenir, avec quelque chance alors d’atteindre ce pour quoi il aura été pensé. La com- mission a entendu de nombreuses personnes victimes lui dire combien une somme d’argent ne pouvait réparer l’irréparable, voire pouvait, mal conçue, apparaître comme l’achat du silence. Mais elle a aussi entendu celles qui insis- taient sur la dimension symbolique de ce type de dispositif ou sur l’utilisation de cet argent à d’autres flns que purement personnelles. Elle a également étudié les mécanismes mis en place dans d’autres pays : Allemagne, Belgique, Irlande, Pays-Bas, États-Unis, Australie.

La commission retire de ces éléments que la réparation financière indispensable même si elle ne peut se suffire à elle-même –, intervenant comme terme du processus de reconnaissance tel qu’il a été décrit, doit être individualisée, sans pouvoir être qualiflée d’intégrale au sens où le droit entend ce terme. Cela signifie qu’elle ne saurait être purement forfaitaire, mais doit pré- voir un mode de calcul visant la compensation du préjudice spécifique subi par chaque victime directe – plutôt qu’un barème par catégorie d’infractions perpétrées – et, en cas de décès de celle-ci, par la victime indirecte. Le mécanisme d’indemnisation devrait être conflé à un organe indépendant, extérieur à l’Église, chargé de la triple mission d’accueillir les personnes victimes, d’offrir une médiation entre elles, les agresseurs et les institutions dont ils relèvent, et d’arbitrer les différends qui ne peuvent être résolus de manière amiable. Quant au financement, il proviendrait du fonds de dotation dont la CEF a d’ores et déjà annoncé la création en mars 2021. Selon la commission, ce fonds devrait être abondé à partir du patrimoine des agresseurs et de celui des institutions relevant de l’Église en France, sans appel aux dons des fidèles, car ce ne serait pas cohérent avec la démarche de reconnaissance d’une responsabilité de l’Église en tant qu’institution. Devrait aussi être exclue toute forme de socialisation du financement pour les violences commises dans l’Église catholique, comme d’ailleurs dans l’ensemble des institutions publiques et privées. L’essentiel des contributions devrait donc provenir, comme d’ailleurs cela a existé pour le financement de la CIASE et selon une clef de répartition à définir, respectivement : pour l’Église diocésaine, de l’Union des associations diocésaines de France, association relevant de la loi du 1er juillet 1901 qui est le support administratif de la CEF ; pour les instituts religieux, de la CORREF. Il serait aussi incompréhensible qu’inéquitable que des mécanismes de réparation différents soient mis en place par les deux conférences. Mais à défaut que soit créé un dispositif unique d’indemnisation, la commission propose que soient appliqués, dans l’Église diocésaine, comme dans les instituts religieux, les mêmes principes et les mêmes règles.

Au-delà de ce triple défi de la responsabilité, de la reconnaissance et de la réparation, la commission propose, avec le regard extérieur qu’il lui a été demandé de poser sur ces questions propres à l’Église catholique, un plan d’action vigoureux dans les domaines de la gouvernance, de la sanction, de la formation et de la prévention.

S’agissant de la gouvernance, la commission, sans formuler de réponses toutes faites à ces questions, car ces réponses doivent venir de l’Église elle-même, invite cette dernière à s’interroger en profondeur sur les tensions palpables entre sa constitution hiérarchique et le désir de synodalité et sur les conséquences de la concentration entre les mains de l’évêque des pouvoirs d’ordre et de gouvernement. En termes plus simples, sans toucher à quelque dogme que ce soit, il y a matière à réfléchir, selon des catégories qui valent pour toute organisation, y compris l’Église catholique, à l’articulation entre verticalité et horizontalité et à la séparation des pouvoirs. De même n’y aurait-il que des avantages à développer la démarche d’évaluation et de contrôle interne, avec des outils aussi simples que la cartographie des risques ou l’entretien annuel, pour faire progresser la gouvernance de l’Église sans saper aucun de ses fondements. À cet égard, grandement renforcer la présence des laïcs en général, et des femmes en particulier, dans les sphères décisionnelles de l’Église catholique, paraît non seulement utile mais nécessaire, au regard du principe d’égale dignité, ce que d’ailleurs ses responsables entendus en plénière par la CIASE ont tous admis, certes avec différents degrés d’enthousiasme.

En matière de sanction, à l’aune du constat sévère dressé dans la deuxième partie du rapport, et tout en tenant compte de la réforme du volet pénal du code de droit canonique qui entrera en vigueur le 8 décembre 2021, la com- mission plaide pour une vaste remise à niveau du droit canonique en matière pénale, dans le traitement des infractions étudiées par la commission. Cela passe d’abord par une claire définition de ces infractions dans le code de droit canonique et ses textes d’application, à la fois en précisant les normes de référence applicables, en établissant une échelle de gravité des infractions et en diffusant un recueil de jurisprudence en cette matière. Cela passe ensuite par une refonte de la procédure pénale canonique, pour la rendre respectueuse des règles essentielles du procès équitable et pour faire une place aux victimes dans la procédure, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Ces réformes devraient donner ainsi sa pleine efficacité à la création, annoncée par la CEF au printemps 2021, d’un tribunal pénal canonique interdiocésain, lequel doit présenter toutes les garanties de compétence et d’impartialité nécessaires, notamment par l’intégration en son sein de juges laïcs spécialement formés. Cela passe aussi par une meilleure articulation avec la justice pénale étatique, c’est-à-dire une reconnaissance de la prééminence de cette dernière dans le traitement pénal des infractions en cause, qui inclut l’absence d’interférence dans ses enquêtes et procédures. À cet égard, la signature de protocoles analogues à celui conclu le 5 septembre 2019 entre l’archevêque et le procureur de la République de Paris peut favoriser un traitement efficace et diligent des cas signalés.

Cela passe enfin par l’édiction par l’Église de directives précises aux confesseurs sur le secret de la confession qui ne peut pas permettre de déroger à l’obligation, prévue par le code pénal et conforme, selon la commission, à l’obligation de droit divin naturel de la protection de la vie et de la dignité de la personne, de signaler aux autorités compétentes les cas de violences sexuelles infligées à un mineur ou à une personne vulnérable. Il ne s’agit pas de remettre en cause le secret de la confession en tant que tel mais, seulement dans le champ des violences sexuelles sur mineurs, de rappeler la lettre et l’esprit de la loi de la République (articles 223-6, 226-14, 434-1 et 434-3 du code pénal) qui s’im- pose à tous sur le territoire de la République.

Dans le domaine de la formation également, avant d’évoquer la mise en place de sessions spécifiques à la pédocriminalité et aux violences sexuelles sur personnes vulnérables – qui sont évidemment nécessaires et gagneraient d’ailleurs à être co-organisées avec des associations de personnes victimes –, la com- mission recommande d’aller au fond des choses. Elle préconise ainsi d’exploiter l’incitation figurant dans les textes de référence de l’Église (la ratio, édictée par le Saint-Siège et mise en œuvre à l’échelon national), consistant à procéder à une évaluation psychologique des candidats à la vie sacerdotale ou religieuse ainsi qu’à accorder un suivi en ce domaine, s’il est souhaité. Le contenu de la formation elle-même pourrait être plus ouvert aux sciences humaines, dispensé par des experts aux profils plus variés qu’actuellement, et mettre davantage l’accent sur les enjeux du développement et de l’affectivité des enfants et des jeunes, sur le droit (droit canonique, droit étatique, dont les droits de l’enfant), ainsi que sur l’importance de l’esprit critique, au regard des questions d’autorité et d’obéissance. La commission recommande également de mieux formaliser le recrutement dans les séminaires et noviciats, notamment en assurant une communication entre diocèses, séminaires et congrégations, qui permette de connaître les réponses négatives données aux postulants malheureux. La formation continue doit comprendre des modules relatifs à l’objet d’étude de la CIASE, y compris, de manière spéciflque, pour les formateurs et les superviseurs dans les séminaires et les noviciats, ainsi que pour les prêtres fldei donum dans le cadre de leur session d’accueil. Cette formation continue devrait aussi se nourrir d’échanges entre pairs et des savoirs expérientiels des personnes victimes, voire des fidèles en général.

En termes de prévention enfin, la commission encourage l’approche la plus large qui puisse empêcher, par sa généralité, sa spontanéité et sa régularité, des défauts de vigilance ou un retour du silence à propos des violences sexuelles sur mineurs et personnes vulnérables. Ainsi, au-delà de ce à quoi l’on pense spontanément et qui souvent a commencé à être mis en œuvre, comme l’aménagement des lieux de vie et d’activité des clercs et des religieux, permettant d’éviter l’isolement avec un mineur, ou la confusion entre chambre et parloir, ce serait aussi une démarche de prévention bienvenue que de favoriser en paroisse les initiatives permettant de donner aux enfants une place de sujets détenteurs de droits et de savoirs (et non pas seulement de récepteurs de la doctrine) sur le modèle de la charte parisienne des droits de l’enfant élaborée par les enfants eux-mêmes. Entre ces deux pôles, la commission préconise également l’instauration, sur tout le territoire, d’un dispositif permettant à chaque prêtre ou religieux en contact régulier avec des enfants et des jeunes, de connaître les obligations de signalement à la justice, de faire appel à un référent expert pour échanger sur des situations ambiguës ou à risque, de réfléchir régulièrement et à froid à la vigilance à maintenir sur des questions sensibles (contact physique, horaire et lieu d’un échange avec un(e) jeune, modalités de la prise de rendez-vous…), de prendre régulièrement connaissance d’écrits pertinents sur

ce sujet et d’échanger sur les enseignements à en tirer pour son propre compte. La commission suggère également des rendez-vous réguliers, comme une réunion annuelle par diocèse ou institut qui serait l’occasion, pour tous les clercs et les religieux, à partir du rapport d’activité des cellules d’écoute locales, de discuter de mesures de prévention à développer. Ce travail ne devrait pas seulement être mené depuis la tête des diocèses et des instituts religieux, mais se déployer concrètement dans les paroisses, lieux de célébration, de partage et d’échange, avec une égale implication des clercs et des laïcs, sans que ces initiatives destinées à fortifier la confiance puissent être regardées comme des mises en cause personnelles, bien au contraire.

Si elle est convaincue du bien-fondé de telles politiques de prévention qui incluent des dispositions pratiques, la commission n’ignore pas les risques d’un excès de formalisme et de « protocolisation », qui peut conduire à un assèche- ment des liens si peu conforme à la vocation de l’Église, comme d’ailleurs à de saines relations humaines en général. De même, un excès de transparence peut nuire à la juste intimité et créer un paradoxal climat de surveillance généralisé et de suspicion. L’équilibre à trouver est fragile, mais il semble nécessaire afin de prévenir les risques sans dénaturer les rapports humains.

Cet équilibre sera à forger par celles et ceux à qui il incombera de mettre en œuvre les recommandations contenues dans le rapport de la commission, ce que celle-ci appelle évidemment de ses vœux, mais qu’elle ne pourra suivre elle-même, chacun de ses membres étant appelé à devenir, humblement, un témoin de l’après-CIASE, tout en demeurant un « témoin des témoins », entendus pendant deux ans et demi et qui, espérons-le, ne se tairont plus jamais.

PAROLES DE VICTIMES DE L’ÉGLISE

DE VICTIMES A TÉMOINS

« Le père m’a entraîné vers sa tente, qu’il a fermée, il m’a serré contre lui, il sentait le cigare froid (il fumait des cigarillos), je détestais cette odeur, je tentais de me dégager mais il a serré encore plus fort et il a commencé à m’embrasser sur la bouche en y mettant la langue, il me dégoûtait. Il continuait à me caresser, j’étais complètement tétanisé. (…) Je ne connaissais rien de tout cela et ce soir-là, il m’a appris des mots et des actes que je ne connaissais pas de la sexualité ! Fellation, masturbation, etc. Je suis retourné dans ma tente pour me coucher en me disant que cela était peut-être normal, il était le père ***, il avait autorité, il fallait le respecter, il était prêtre. Je ne savais plus que penser, surtout que mes parents le considéraient tellement.

Le week-end a fini, je suis rentré ne disant rien à mes parents, puis j’ai pris une douche. Dans mon cerveau, j’avais l’impression que des cadenas s’étaient verrouillés, me disant que cela était peut-être normal. Dans la salle à manger de la maison, il y avait au fond de la pièce à gauche un buffet, avec des crayons, des papiers, et un Petit Robert : mon père nous disait toujours d’aller chercher le sens des mots. J’ai cherché les mots et leur déflnition que le père *** m’avait soufflés à l’oreille, définitions qui étaient très succinctes.

Le lendemain, j’ai repris le chemin de l’école, j’étais en 5e. Je repensais à ce sale week-end, à partir de ce jour, je ne comprenais plus rien en maths, plus rien n’était pareil.

Le prof me tapait avec la brosse du tableau ou le dictionnaire me volait dessus. En parler, mais en parler à qui ?

Où, comment ? Quels mots mettre sur ce qui venait de m’arriver ? Et puis qui va me croire ? C’était tellement énorme. »

 

 

Comme un gibier que l’on sort de sa tanière

« Le prêtre me demandait parfois de dormir à l’entrée de la tente, comme cela il pouvait venir me chercher pendant la nuit pour m’emmener dans sa tente pour assouvir ses plaisirs ; j’avais l’impression d’être un gibier que l’on sort de sa tanière. »

La peur… que le scandale éclate

« J’avais 9 ans. La rentrée des classes s’annonçait radieuse : nous avions entendu dire que le frère *** était un instituteur hors pair. Pensez, il nous apprenait la grammaire en chansons, il avait un harmonium. Extraordinaire !

Bien vite, les choses se sont accélérées : il fermait les rideaux noirs des fenêtres et nous appelait un à un à son bureau pour corriger les devoirs. Il avait à ses pieds, à sa gauche, une bassine dans laquelle il se lavait régulièrement les mains. Il nous prenait un par un, nous obligeait à toucher sa verge et mettait sa main dans notre culotte. Cela a duré toute l’année scolaire. Garçon ou fllle, sans distinction. 25 petits. Il proférait régulièrement des menaces si nous ne gardions pas le secret. Il était évident que l’enfer nous attendait à coup sûr. Il nous terrorisait et dans le même temps il faisait flgure de héros, fort sympathique et affable au demeurant, aux yeux de nos parents. Il avait gagné leur totale conflance. Que vaut la parole d’un enfant de 9 ans face à celle d’un instituteur aussi habile ? Qui nous aurait crus ?

Et puis une élève s’en est ouverte à ses parents, l’affaire a été révélée, nous étions alors au collège. Je me souviens comme si c’était hier des « ça se sait », nul besoin d’en rajouter. Chacun d’entre nous savait de quoi il était question. Nous sommes en milieu rural et maritime, les hommes sont à la pêche, pendant de longues périodes parfois. Les femmes sont le plus souvent seules face à la responsabilité de l’éducation des enfants aux tâches quotidiennes. Face à ce problème je crois qu’elles étaient perdues, et c’est la honte qui prend le dessus. Non pas la

honte par rapport à son enfant, mais la honte par rapport à la communauté. Le monde des croyants.

Et puis un jour ma mère est montée, est entrée dans ma chambre, son air était grave, j’aurais voulu me fondre dans le sol, disparaître. « Alors c’est vrai ce qui se raconte ? », j’ai répondu par la positive et voilà. Il n’en a plus jamais été question.

Mains souillées

« Une fois par mois, j’allais rejoindre le père *** dans le couloir de la salle paroissiale. C’est alors qu’il me faisait mettre à genoux, tête baissée, et lui était sur une chaise. Il avait une soutane noire, ma tête était juste à la hauteur de son sexe. J’avais 7 ans. Pendant que je disais ce que je pensais avoir fait de « pas bien », je l’entendais faire des bruits que je trouvais bizarres, je voyais des mouvements sous sa soutane, là où était une de ses mains, tandis que l’autre était posée sur ma tête et la tenait penchée. Je sais aujourd’hui qu’il se masturbait pendant que je me confessais à lui. Et ensuite, de cette main qui me tenait la tête, il me donnait l’absolution, le sacrement du pardon.

Plus tard, alors que j’avais 8,5-9 ans, au cours de plusieurs de ces séances, il m’a mis la tête sous sa soutane et obligée à lui faire une fellation. Et ensuite, de cette main qui me tenait la tête, il me donnait l’absolution, le sacrement du pardon.

Lors de la retraite de première communion, il m’a à un moment demandé d’aller chercher des crayons à l’intérieur. Je suis donc rentrée, et il m’a suivie. Il y avait un bout de couloir entre 2 pièces, une zone sombre où je ne voyais plus mes camarades… c’est là qu’il m’a plaquée contre le mur, la tête en avant avec une main sur ma bouche, avec l’autre il a soulevé ma robe et écarté ma culotte de petite fllle et il m’a violée, un viol anal. Puis, retour vers le groupe… Avec ces mêmes mains, il m’a présenté le pain consacré 2 jours plus tard.

Lors de chacune des agressions, une par une, une après l’autre, un geste m’a fait une violence très forte : celui de ses mains sur moi.

Je l’appelais « père », pour moi, il représentait l’autorité, la loi, la loi de Dieu. Moi qui suis enfant de Dieu par mon baptême. Par ses actes, il a transgressé l’interdit de l’inceste et le cadre posé par l’Église institution. »

N.B. : Écrit peu avant la messe. Texte diffusé 15 ans après.

 

Effondrement

« 

Lorsque vous avez un problème, un échec, vous pensez au suicide. À la première difficulté, le suicide devient une option, car vous repensez aux viols subis lors de votre enfance. Votre vie est terrible à cause de ce qu’il s’est passé. C’est un poids terrible que l’on ne peut mesurer. (…) Si j’avais vécu un autre drame, je pense que j’aurais franchi le pas. (…) Comme des centaines de jeunes, je m’en suis sorti. Je plains ceux qui n’ont pas pu s’en sortir. On vit avec cette fragilité, on ne se suicide pas, on vit avec. Ceux qui ne s’en sortent pas, c’est ceux qui se suicident. Ils se suicident à tous les âges.

Tout le monde savait

Il y a eu un camp scout l’année de mes onze ans. Au mois d’août, j’étais encore louveteau, il est venu me chercher dans une tente un soir. Il m’emmenait dormir dans sa caravane.

On y passait la nuit. Je ne sais pas à quelle heure il nous faisait rentrer… Il devait nous renvoyer dans nos tentes vers six heures du matin peut-être. (…) Dans cette caravane, durant

ce camp, on a toujours été plusieurs enfants. Les premières fois où c’est arrivé, je n’étais pas tout seul avec lui, nous étions deux. Je ne suis plus sûr de l’identité de ce gamin…

Il me semble que c’était un garçon qui s’appelait X, j’ai un doute. Figurez-vous qu’il s’est suicidé récemment. Un autre s’est suicidé également, vers l’âge de quarante ans. Je sais qu’il faisait partie de ceux qui avaient eu des soucis avec le prêtre. C’est quelque chose d’assez fréquent. (…) La cheftaine ne pouvait pas ne pas savoir. Mais elle était jeune, elle avait dix-sept ou dix-huit ans, que vouliez-vous qu’elle dise ? (…)

Il y avait aux scouts des jeunes chefs et cheftaines, mais il y avait aussi des adultes, des pères de famille. Ils le savaient forcément. *** mettait sa caravane à l’écart, à l’autre bout du camp. On imagine bien ce qu’il pouvait se passer… L’un

des adultes le savait forcément. Il s’appelait Y. Il était présent à tous les camps. Il a vu tout cela, il le savait. Si les enfants

le savaient, les adultes le savaient. Tout le monde le savait. C’est quelque chose qui m’a révolté.

 

Réaction d’Adrien Taquet, Secrétaire d’État en charge de l’Enfance et des Familles 

« Je tiens à saluer le travail considérable et courageux qu’ont mené Jean-Marc Sauvé et les membres de la CIASE. Les chiffres sont édifiants mais je ne suis malheureusement pas surpris. Depuis 3 ans, nous regardons la réalité en face, aussi dérangeante soit-elle, et j’ai fait de la protection des enfants victimes de violences sexuelles une priorité.

Le plan de lutte contre les violences lancé en novembre 2019, la loi visant à protéger les mineurs des crimes, délits sexuels et de l’inceste votée au printemps, ou encore le repérage systématique d’enfants victimes à l’école depuis la rentrée 2021 ne sont que quelques exemples de mesures fortes déployées ces dernières années. Jamais nous n’aurons fait autant en quelques années en faveur de la protection des enfants, mais le chemin qui reste à parcourir est encore considérable.

Nous poursuivrons ce travail indispensable (parcours de soin des enfants victimes ; plan de lutte contre la prostitution des mineurs…) alors que la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), présidée par Nathalie Matthieu et Edouard Durand, vient de lancer sa plateforme de recueil de témoignages pour poursuivre et amplifier la libération de la parole. »