Et si l’on cessait de considérer les eaux usées, qu’elles soient domestiques, industrielles ou agricoles, comme un problème ou un coût et qu’on les envisage comme une ressource ? C’est à ce changement d’optique qu’invite le Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau, Les eaux usées, une ressource inexploitée, présenté le 22 mars à Durban. Face à la hausse constante de la demande, un recours plus systématique à une eau recyclée paraît inéluctable.
Le Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau est un rapport de l’ONU-Eau coordonné par le Programme mondial d’évaluation des ressources en eau de l’UNESCO.
« Les eaux usées représentent une ressource précieuse dans un monde où l’eau douce disponible est limitée et la demande en hausse », déclare Guy Rider, Président de l’ONU-Eau et Directeur général de l’Organisation internationale du travail. « Chacun doit faire sa part pour atteindre l’Objectif de développement durable consistant à diviser par deux le niveau des eaux usées non traitées et promouvoir la réutilisation d’une eau sûre d’ici 2030. Il s’agit de gérer l’eau avec soin et de recycler celle qui est rejetée par les ménages, les usines, les fermes et les villes. Nous devons tous recycler davantage les eaux usées pour satisfaire les besoins d’une population en augmentation et préserver les écosystèmes ».
« Le Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2017 montre que la gestion améliorée des eaux usées implique aussi bien la réduction de la pollution à la source que l’élimination de contaminants des flux d’eaux usées, la réutilisation des eaux récupérées et la récupération de sous-produits utiles […]. Il est donc essentiel d’accroître l’acceptation sociale de l’utilisation des eaux usées afin de favoriser le progrès dans ce sens », a déclaré la Directrice générale de l’UNESCO, Irina Bokova.
Un enjeu pour la santé et l’environnement
Aujourd’hui encore, une bonne part des eaux usées est rejetée dans la nature sans être ni collectée ni traitée. C’est particulièrement vrai dans les pays à faible revenu qui traitent en moyenne 8% des eaux usées, contre 70% dans les pays à haut revenu. De fait, dans de nombreuses régions, des eaux chargées de bactéries, de nitrates, de phosphore ou de solvants se déversent dans les cours d’eau, les lacs et pour finir, dans les océans, avec des conséquences graves pour l’environnement et la santé humaine.
Or, le volume des eaux à traiter devrait encore augmenter de manière significative dans les années à venir, notamment dans les villes à forte croissance démographique des pays en développement. « Le traitement des eaux usées, estiment les auteurs du Rapport, est l’un des plus grands défis associés au développement de l’habitat informel (bidonvilles) dans le monde en développement » (p56). Une ville comme Lagos, au Nigéria, produit chaque jour 1,5 million de m3 d’eaux usées qui sont pour l’essentiel déversées sans traitement dans la lagune de la ville. L’augmentation de la population, qui devrait atteindre 23 millions de personnes en 2020, rend une telle situation explosive.
La pollution aux pathogènes, issus des déjections humaines ou animales, affecte près d’un tiers des rivières en Amérique latine, en Asie et en Afrique, mettant la vie de millions de personnes en danger. En 2012, 842 000 décès étaient liés à une eau contaminée et des installations sanitaires inadaptées dans les pays à faible et moyen revenu. L’absence de traitement favorise aussi la propagation de certaines maladies tropicales telles que la dengue et le choléra.
Les solvants et autres hydrocarbures produits par les activités industrielles et minières ainsi que les rejets de nutriments (azote, phosphore et potassium) issus de l’agriculture intensive et des déchets animaux accélèrent l’eutrophisation des sources d’eau douce et les aires marines. On estime aujourd’hui à 245 000 km2 la superficie des écosystèmes marins affectés par ce phénomène. Le déversement de ces eaux polluées favorise également la prolifération des algues nuisibles qui ont pour effet un recul de la biodiversité.
Le rejet de polluants tels que les hormones, les antibiotiques, les stéroïdes ou les perturbateurs endocriniens pose de nouveaux problèmes dans la mesure où ils sont rarement contrôlés et leur impact sur l’environnement et la santé mal connu.
Dévastatrice pour l’environnement, la pollution a aussi pour effet de réduire la disponibilité en eau douce alors que les pressions sur cette ressource s’accentuent, notamment sous l’effet du changement climatique.
Or, l’intérêt des décideurs s’est jusqu’ici porté avant tout sur l’approvisionnement en eau plutôt que sur sa gestion après son utilisation. Les deux aspects sont pourtant indissociables. La collecte, le traitement et la réutilisation de l’eau sont au fondement même d’une économie circulaire, conciliant développement économique et utilisation durable des ressources. L’eau recyclée représente une ressource encore largement sous-exploitée qui peut être réutilisée de très nombreuses fois. Aux Etats-Unis, on estime ainsi que l’eau des plus grands fleuves qui traversent le pays a été utilisée vingt fois avant d’atteindre la mer.
Des égouts jusqu’au robinet
C’est dans l’agriculture que l’utilisation des eaux usées est aujourd’hui la plus répandue. Même si les données sont lacunaires dans certaines régions, notamment en Afrique, on recense au moins 50 pays dans le monde qui la pratiquent sur une superficie estimée à 10% de toutes les terres irriguées.
Mais cette pratique se heurte à des problèmes sanitaires lorsque l’eau contient des pathogènes qui peuvent contaminer les cultures. Le défi consiste donc à passer de l’irrigation informelle à une utilisation planifiée et sécuritaire, comme c’est le cas en Jordanie depuis 1977 : 90% des eaux usées traitées y sont utilisées pour l’irrigation. En Israël, près de la moitié des terres irriguées le sont avec une eau recyclée.
Dans le domaine industriel, de grandes quantités d’eau peuvent également être réutilisées, par exemple dans les processus de refroidissement ou de chauffage, au lieu d’être rejetées dans l’environnement. En 2020, on estime que le marché du traitement des eaux industrielles devrait augmenter de 50%.
Même si la pratique est plus marginale, l’eau traitée peut aussi servir à alimenter le réseau d’eau potable. La capitale de la Namibie, Windhoek, en fait l’expérience depuis 1969. Pour faire face aux pénuries récurrentes, la ville a mis en place des infrastructures qui traitent jusqu’à 35% des eaux usées qui viennent ensuite alimenter les réserves d’eau potable. Les habitants de Singapour ou de la ville de San Diego (Etats-Unis) boivent également une eau recyclée.
Un tel processus peut rencontrer la résistance des populations, réticentes à l’idée de boire une eau considérée comme souillée. Un projet de réutilisation de l’eau pour l’irrigation et les fermes aquacoles en Egypte, mis en place dans les années 1990, a ainsi échoué faute de soutien de la population. Des campagnes de sensibilisation peuvent contribuer à l’adoption de telles pratiques par le grand public en s’appuyant sur des expériences réussies comme le recyclage des eaux usées par les astronautes de la Station spatiale internationale.
Un gisement de matières premières
Alternative à l’eau fraîche, les eaux usées constituent aussi un gisement potentiel de matières premières. L’évolution des techniques de traitement permet désormais de récupérer certains nutriments, comme le phosphore et les nitrates, dans les eaux d’égouts ou les boues d’épuration. On estime que 22% de la demande mondiale en phosphore pourrait être satisfaite grâce au traitement des urines et des excréments humains. Déjà, certains pays, comme la Suisse, imposent la récupération de certains nutriments comme le phosphore.
La production de biogaz est également envisageable à partir de l’énergie chimique contenue dans les substances organiques des eaux usées. Au Japon, le gouvernement s’est donné comme objectif la récupération de 30% d’énergie à partir des eaux usées d’ici 2020. La ville d’Osaka produit chaque année 6500 tonnes de carburant biosolide à partir des 43 000 tonnes de boues d’épuration.
Si de telles technologies avancées sont hors de portée des pays en développement, des solutions de traitement à bas coût existent. Elles ne permettent pas d’obtenir une eau potable mais peuvent produire une ressource valable pour d’autres usages, comme l’irrigation. Par ailleurs, la vente des matières premières issues des eaux usées est un moyen de faire baisser davantage les coûts de traitement de l’eau.
Aujourd’hui encore, 2,4 milliards de personnes ne disposent pas d’accès à une installation sanitaire améliorée. Réduire ce nombre, conformément à l’objectif de développement durable n°6 sur l’eau et l’assainissement, inscrit dans l’agenda 2030 des Nations Unies, se traduira par le déversement de d’avantage d’eaux usées qui devront faire l’objet d’un traitement. Le mouvement paraît donc inéluctable.
Déjà, le recours à une eau traitée comme alternative à l’eau fraîche gagne du terrain. En Amérique latine, le traitement des eaux usées a pratiquement doublé depuis la fin des années 1990 et couvre désormais entre 20 et 30% des eaux usées collectées dans les réseaux urbains d’égout.
Le Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau est le fruit de la collaboration des 31 entités des Nations Unies et des 37 partenaires internationaux qui constituent l’ONU-Eau. Jusqu’en 2012, le rapport, qui dressait un état des lieux exhaustif de l’état des ressources en eau dans le monde, était présenté tous les trois ans. Il est depuis 2014 annuel et thématique. Sa présentation coïncide désormais avec la Journée mondiale de l’eau dont la thématique est alignée sur celle du rapport.