À travers une méthode d’analyse mathématique et statistique originale, une équipe de chercheurs de l’Institut Pasteur s’est associée avec des chercheurs américains et thaïlandais pour analyser une cohorte thaïlandaise, connue de longue date des spécialistes de la dengue, et obtenir des informations inédites qui devraient aider à mieux cerner les individus à risque pour la maladie. C’est notamment en modélisant l’évolution du niveau d’anticorps face aux infections successives aux différents sérotypes(1) de la dengue que les chercheurs ont pu dresser le profil de ces individus. Ces résultats seront publiés dans Nature le 31 mai 2018, et en ligne dès le 23 mai (Advanced Online Publication).

La dengue fait partie de ces infections insidieuses, qui dans la majorité des cas ne provoquent pas ou peu de symptômes et se propagent donc en toute discrétion.  Toutefois, sur 50 millions de cas par an, environ 500 000 personnes déclarent ainsi une forme hémorragique particulièrement grave de cette « grippe tropicale » et 2,5 % d’entre eux en meurent. En effet, le virus de la dengue existe sous quatre formes différentes, ou sérotypes, qui circulent en permanence via le moustique du genre Aedes dans les pays tropicaux et subtropicaux. Par conséquent, les individus courent le risque de se faire contaminer par les quatre sérotypes, comme s’il s’agissait de quatre maladies différentes.

« Si l’on est infecté par la rougeole, on est immunisé à vie, rappelle Henrik Salje, premier auteur de l’étude, statisticien et épidémiologiste au sein de l’unité Modélisation mathématique des maladies infectieuses à l’Institut Pasteur. Avec la dengue, c’est différent. Si on est infecté par l’un des virus de la dengue, on s’immunise contre ce virus mais pas contre les trois autres. Et lors d’une seconde infection, par une autre forme du virus, les personnes ont davantage de risques de tomber très malades. »

Mais comment déceler les personnes qui ont déjà été infectées une première fois, et courent plus de risque que les autres, alors qu’elles n’ont souvent présenté aucun symptôme et échappent donc aux réseaux de surveillance en place ?

Pour tenter de répondre à cette question, et de définir le profil des personnes les plus exposées, un groupe de chercheurs de l’Institut Pasteur, de l’Université de Floride, de Walter Reed et de l’université de Buffalo (New York), mené par Henrik Salje, a décidé de s’intéresser aux anticorps des individus et de déterminer des seuils d’alerte.

« Lorsqu’un individu infecté une première fois se trouve à nouveau infecté par une autre forme du virus de la dengue, son niveau d’anticorps augmente mais pas suffisamment pour protéger l’individu, explique Henrik Salje. Un peu comme si les anticorps s’agrippaient aux virus mais n’arrivaient pas à le neutraliser ».

« Ces individus se trouvent dans une fenêtre de risque important et ils ont un maximum de risque de développer une dengue hémorragique », poursuit Simon Cauchemez, dernier auteur de l’étude et directeur de l’unité Modélisation Mathématique des maladies infectieuses.

C’est ainsi que les chercheurs, pour préciser les bornes de cette « fenêtre de risque », ont décidé d’étudier avec un œil neuf sur les données détaillées d’une cohorte de patients thaïlandais constituée entre 1998 et 2003 par des chercheurs de l’université de Buffalo et de Walter Reed. Pour cela, ils ont développé un modèle mathématique et statistique sur mesure.

La cohorte en question rassemble les données relatives à 3 451 enfants d’une région rurale du Nord de la Thaïlande. Ces derniers ont subi une prise de sang tous les 90 jours pendant 5 ans, ce qui a permis aux chercheurs d’avoir accès à leur niveau d’anticorps au fil du temps. Ces enfants ont également bénéficié d’un suivi rapproché pour savoir s’ils présentaient les symptômes de la dengue. Toutes ces données réunies ont ensuite permis d’alimenter le modèle élaboré par l’équipe et d’associer, après un traitement statistique sophistiqué, des niveaux d’anticorps à un risque plus élevé de complication.

« Cette analyse nous a permis de savoir dans quel contexte et à partir de quel niveau d’anticorps on peut considérer qu’une personne rentre dans la fenêtre de risque, l’objectif étant de mettre rapidement en place pour ces personnes un suivi rapproché », résume Henrik Salje. « La caractérisation des risques individuels va permettre de surveiller des populations de la même manière et de déterminer quand une population pourrait être collectivement à risque de présenter des taux élevés de dengue », ajoute Derek Cummings, co-auteur de l’étude et professeur de biologie à l’Université de Floride.

« Cette étude souligne également les difficultés à définir une stratégie vaccinale adaptée contre la dengue, dans un contexte où les vaccins existants ne protègent pas parfaitement contre tous les sérotypes », révèle Simon Cauchemez. Ces résultats offrent ainsi une nouvelle compréhension du virus, et de nouvelles pistes pour mieux cibler les personnes à surveiller et à vacciner.

(1) souches du virus de la dengue.

 

Sources :

Reconstruction of antibody dynamics and infection histories to evaluate dengue risk, Nature, 31 mai 2018

Henrik Salje1,2,3,4, Derek A. T. Cummings4,5,6, Isabel Rodriguez-Barraquer7, Leah C. Katzelnick5, Justin Lessler4, Chonticha Klungthong8, Butsaya Thaisomboonsuk8, Ananda Nisalak8, Alden Weg8, Damon Ellison8, Louis Macareo8, In-Kyu Yoon9, Richard Jarman10, Stephen Thomas11, Alan L. Rothman12, Timothy Endy11,*, Simon Cauchemez1,2,3,*

1 Mathematical Modelling of Infectious Diseases Unit, Institut Pasteur, Paris, France

2 CNRS UMR2000: Génomique évolutive, modélisation et santé (GEMS), Institut Pasteur, Paris, France

3 Center of Bioinformatics, Biostatistics and Integrative Biology, Institut Pasteur, Paris 75015, France

4 Department of Epidemiology, Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health, Baltimore, USA

5 Department of Biology, University of Florida, USA

6 Emerging Pathogens Institute, University of Florida, USA

7 University of California, San Francisco, San Francisco, California, USA

8 Department of Virology, Armed Forces Research Institute of Medical Sciences, Bangkok, Thailand

9 International Vaccine Institute, Seoul, South Korea

10 Viral Diseases Branch, Walter Reed Army Institute of Research, Silver Spring, USA

11 Department of Medicine, Upstate Medical University of New York, Syracuse, New York, USA

12 Institute for Immunology and Informatics, Department of Cell and Molecular Biology, University of Rhode Island, Providence, RI USA

* Joint senior authors