Valérie Sugg, psychologue dans un service de cancérologie pendant vingt ans, propose d’aborder le sujet du cancer mais de façon totalement inhabituelle et novatrice. C’est au travers de ses ressentis de professionnelle en psychologie qu’elle évoque une trentaine de portraits de ceux qu’elle a pu côtoyer. Elle ose dire ce que l’on tait d’habitude, évoque avec beaucoup d’humanité, la rencontre avec l’autre, malade, blessé par l’annonce, le vécu des traitements et comment elle l’accompagne, avec ses questionnements, ses doutes aussi parfois selon ce que chacun vient déposer de la violence et la douleur de ce qu’il vit.

C’est rare qu’une psychologue ose raconter son quotidien, pourquoi raconter ce qui est d’habitude caché ?

Comme j’ai pu en témoigner dans mes deux premiers livres (« Cancer : sans tabou ni trompette » et « L’hôpital : sans tabou ni trompette » aux éd. Kawa), je trouve qu’il est nécessaire de mettre des mots sur toute chose. Oser parler du cancer me semble indispensable dans une société où, en 2018, on lit et entend encore parfois « il ou elle est décédé(e)d’une longue maladie » comme si oser prononcer le mot cancer pouvait ouvrir une boite de Pandore et rendre la maladie contagieuse.  C’est pareil, concernant le travail des psychologues, il est très peu compris mais aussi trop peu expliqué. C’est dommage car ne pas rendre visible ce que l’on fait, rend notre profession mystérieuse voire déroutante. Je pense que les psychologues jouent un rôle important auprès des personnes malades mais aussi de toute personne en souffrance qui souhaite être accompagnée dans ce qu’elle vit, pour trouver son propre chemin et vivre au mieux ce qu’elle a à vivre.

Notre travail est encore trop peu reconnu, nous sommes peu nombreux en milieu hospitalier, en Ehpad, maisons de retraite ou autre et parfois, en CMP par exemple, il peut y avoir des mois d’attente pour obtenir un rendez-vous. Désolée mais la souffrance n’attend pas et je crois que plus nous saurons parler de ce que nous faisons, mieux nous serons entendus dans notre volonté d’être considérés comme de « vrais » soignants. C’est bien de mettre en place des cellules psychologiques d’urgence lors d’événements dramatiques, d’attentats, de séismes etc… mais il y a, de mon point de vue, urgence à ce que les séances chez le psychologue soient remboursées pour que ce véritable soin psychologique puisse être accessible à tous et pas seulement à ceux qui peuvent se le payer.

Et que fait une psychologue dans un service de cancérologie ?

Je dirais bien : ce qu’elle peut. Ce que j’essaye d’expliquer au travers du récit de ma rencontre avec une trentaine de personnes que j’ai pu côtoyer dans le service de cancérologie où j’ai travaillé vingt ans, c’est que notre travail a pour matériau essentiel : l’humain et qu’il est donc complexe de tenter de faire émerger des généralités dans la façon de travailler alors que nous ne rencontrer que des êtres uniques, différents et que donc chaque façon d’aller à leur rencontre est assez unique aussi. C’est pour cela qu’il y a presque autant de pratiques que de psychologues. Même si l’approche repose sur les mêmes bases fondamentales c’est-à-dire des concepts précis psychologiques, il n’empêche, notre personnalité intervient dans notre façon d’entrer en contact avec l’autre. C’est pour cela que l’on dit souvent, si une psychologue ne vous convient pas, essayer d’en voir une ou un autre, mais si au quatrième essai personne ne vous convient alors c’est peut-être que vous n’êtes pas prêt pour un tel travail.

Ce que j’explique dans ce livre c’est ce qui se cache derrière le masque de la bien séance pour raconter comment je surmonte les émotions, ou pas, face aux êtres que je rencontre avec leur vie, leur histoire, leur souffrance, eux qui alors me demandent ou pas d’ailleurs de les accompagner vers la fin des traitements, la rémission mais aussi parfois, pour certains, jusqu’à leur dernier souffle. Pas question devant eux de laisser paraître ce que leur vécu provoque en moi parce que mon travail c’est justement d’être celle à qui on peut dire ce que l’on n’ose pas dire à ses proches pour les protéger : ses peurs, ses angoisses, ses secrets parfois, ses traumatismes, ses doutes mais aussi ses espoirs, ses rires, ses victoires. Parce qu’il est avant tout question de la vie, de ce combat qu’ils mènent.

Justement, vous avez une façon de parler des personnes qui surprend, venant d’une psychologue ?

Il est bien évident que j’ai modifié certains éléments pour que l’on ne puisse reconnaître les personnes dont je parle mais oui, forcément, Jacques m’a touchée dans son espoir déçu,  la dame au chapeau jaune qui se demande s’il faut un permis pour acheter une arme au cas où son cancer ne serait pas curatif alors que le médecin a bien insisté à ce sujet, Sylvain et son malheur trimballé depuis des décennies et qu’il vient poser là, Élodie qui veut rester belle et tant d’autres. Vous savez, en cancérologie comme dans beaucoup de services qui traitent de maladies graves, potentiellement mortelles, les gens n’ont pas envie de tricher, n’ont pas de temps à perdre. Ils veulent aller à l’essentiel et ont parfois besoin d’une personne pour aborder ce chemin complexe et douloureux de la maladie, dans des services aussi souvent très techniques et où les équipes sont poussées au rendement, à « gagner » du temps pour être plus rentables. Il y a une certaine déshumanisation parfois dans les suivis des malades et, être là, prendre le temps d’écouter ce qu’ils ont besoin d’exprimer me semble extrêmement important.

Ensuite, il y a la manière de faire. J’ai travaillé dans un service de Radiothérapie, un des traitements du cancer, un service où les personnes ne viennent qu’en ambulatoire, entre cent trente à cent soixante patients par jour viennent faire leur séance de rayons. Le traitement peut être complexifié par la nécessité d’accepter une contention sur la table de traitement pour maintenir la bonne position. Cela peut être stressant, faire ressurgir aussi des traumatismes anciens, enfouis, et là aussi, le rôle de psychologue peut être important en complément du travail de l’équipe. Le plus important c’est de se remettre en question à chaque rencontre, auprès de chaque personne pour trouver le chemin vers elle, selon sa personnalité, son vécu, cela demande pas mal d’énergie et de concentration, d’être attentive à tout ce que chacun exprime par ses mots mais aussi son corps et ses silences.

On sent une grande admiration chez vous pour ces personnes malades ?

Oui, tout à fait, je trouve toutes ces personnes incroyablement courageuses, dignes. Avoir une maladie grave c’est prendre conscience de notre fragilité d’humain, de cette vie qui nous est donnée mais qui peut aussi nous échapper, à tout instant. C’est angoissant mais c’est aussi l’occasion d‘apprendre à apprécier chaque instant, se réjouir de petits bonheurs, chercher en soi du courage mais aussi parfois oser pleurer, crier que ça ne va pas, hurler que c’est trop difficile. En vingt ans, j’ai rencontré à peu près dix-sept mille personnes malades et je peux vous dire qu’aucun n’a baissé les bras ou alors certains les ont baissés mais à un moment où il était nécessaire pour eux de le faire. Qu’il s’agisse de personnes en traitement curatif ou palliatif, j’ai eu avec eux des discussions très profondes, émouvantes, ils ont eu bien sûr des larmes, des peurs, des craintes mais aussi des joies, des fou-rires incroyables, des petites victoires sur la maladie ou des grandes.

Oui, je les admire, je les trouve incroyablement merveilleux et je crois pouvoir dire qu’ils m’ont rendue meilleure. En tout cas je les remercie de cette chance qu’ils m’ont donnée d’être à leurs côtés.
Ce n’est pas un livre fait pour des professionnels de l’écoute mais bien un hymne à la vie qui nous concerne tous, qui, malgré les épreuves lourdes parfois si cruelles, ne cesse de nous ramener à la vie, à sa beauté, à l’instant magique.

Valérie Sugg est aussi l’auteure de « Cancer : sans tabou bi trompette » 2016 et « L’hôpital : sans tabou ni trompette, soignés et soignants en souffrance »2017  aux éditions Kawa.