Le lieu de travail, un écosystème riche en interactions, est souvent le théâtre de dynamiques complexes entre collègues. Au cœur de ces interactions, une situation particulièrement délicate émerge lorsque nous sommes témoins de dénigrement entre collègues. Pourquoi certains choisissent-ils d’intervenir tandis que d’autres restent en retrait ? Les réponses à cette question, souvent imprévisibles, dévoilent les intrications subtiles de notre psychologie au travail.

Que faites-vous en arrivant au bureau le matin ? Un café pour démarrer, un petit tour des collègues pour dire bonjour, et c’est souvent lors de ces moments conviviaux qu’un collègue se lance dans des commentaires peu flatteurs sur un autre. Ça vous semble banal ? Détrompez-vous. Bien que l’on pense que « les absents ont toujours tort » et que ces critiques ne les atteignent pas, la réalité est tout autre. Ces paroles négatives, qui flirtent parfois avec l’insulte, peuvent s’apparenter à du harcèlement, un fléau de plus en plus présent dans nos espaces de travail. Le harcèlement peut sérieusement nuire à la santé mentale et au bien-être au travail des personnes ciblées entrainant des risques psychosociaux, même en leur absence, et impacter négativement la performance globale de l’entreprise. Malgré sa fréquence et ses conséquences lourdes, les témoins de ces actes ne prennent pas systématiquement position.

Comprendre le dénigrement au travail

Le dénigrement au travail peut se manifester sous plusieurs formes : des commentaires désobligeants échangés autour d’une machine à café, des critiques formulées derrière le dos d’un collègue absent, voire des campagnes de discrédit plus systématiques. Bien que ces comportements puissent sembler anodins pour certains, ils ont le potentiel de créer un environnement toxique, affectant  les conditions de travail et, de fait, la santé mentale des victimes (problèmes psychologiques et troubles mentaux entrainant stress, angoisse, dépression, burn out, absentéisme,…) et la cohésion de l’équipe des collaborateurs.

Les facteurs décisifs d’intervention

Franck Biétry et Jordane Creusier, tous deux professeurs des universités spécialisés dans la gestion des ressources humaines de l’Université de Caen et de l’Université du Littoral ôte d’Opale, se sont penchés sur les facteurs déclenchant la réaction d’un témoin face à un cas de dénigrement professionnel. Leur recherche, menée auprès de 223 salariés, jette une lumière nouvelle sur cette dynamique complexe. Ils ont découvert que la décision d’intervenir dépend de plusieurs critères : la perception de l’injustice subie par la victime, l’attribution de la responsabilité des faits, et le degré d’identification à la victime.

  • L’Identité morale : l’étude souligne que les individus possédant une forte identité morale, c’est-à-dire ceux qui perçoivent le dénigrement comme moralement répréhensible, sont plus susceptibles d’agir. Leur sens de la justice les pousse à prendre la défense de la victime, même au risque de se retrouver eux-mêmes en situation inconfortable.
  • La Croyance en un monde juste : curieusement, ceux qui croient fermement que le monde est fondamentalement juste tendent à intervenir moins. Cette disposition les amène à rationaliser l’inaction, attribuant inconsciemment la faute à la victime elle-même.
  • Les Expériences personnelles : l’expérience personnelle de l’injustice joue également un rôle déterminant. Ceux qui ont été témoins ou victimes de dénigrement par le passé sont plus à même de reconnaître les signes et de ressentir de l’empathie pour la victime. Cependant, la peur des représailles ou le désir d’éviter les conflits peut parfois les empêcher d’agir.

La spirale du silence

L’un des aspects les plus surprenants révélés par l’étude est l’existence d’une « spirale du silence ». En d’autres termes, plus il y a de témoins d’un acte de dénigrement qui choisissent de rester silencieux, plus il devient difficile pour les autres d’intervenir. Cette dynamique crée un cercle vicieux où le dénigrement peut se perpétuer et s’intensifier, nuisant gravement à l’atmosphère au travail, à la vie professionnelle, à la productivité de l’équipe.

Vers une culture de l’intervention

Pour briser cette spirale et promouvoir un environnement de travail sain, il est crucial de cultiver une culture de l’intervention. Les entreprises peuvent jouer un rôle déterminant en offrant des formations sur la manière de gérer le dénigrement, en mettant en place des systèmes de soutien pour les victimes et les témoins, et en encourageant une communication ouverte et respectueuse entre collègues.

 

« Jusqu’à présent, le dénigrement avait surtout été étudié au travers de ses effets sur les victimes. On n’avait pas pris en compte la réaction du témoin. Elle conditionne pourtant elle-aussi la qualité du climat et de la collaboration dans les équipes de travail. Étant donné que l’auteur ne connaît pas avec certitude le système de valeurs, les convictions profondes, et les expériences professionnelles du témoin, l’auteur du dénigrement au travail devrait se méfier car ses propos pourraient se retourner contre lui. L’arroseur pourrait bien être arrosé en quelle que sorte », explique Franck Bietry, Professeur des Universités en gestion des ressources humaines, Université de Caen Normandie.

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