Qu-est-ce-que-l-égoïsme-santecoolQu’est ce que l’égoïsme? Celui-ci est-il inhérent à l’être humain? Peut-on s’y abstraire? Est-il obligatoirement immoral? Dans son dernier ouvrage L’égoïsme faut-il vraiment penser aux autres, Dominique Lecourt* nous éclaire sur la question. En voici quelques extraits.

 

« Ayn Rand s’engage franchement en politique et écrit en 1941 un texte de trente pages qui se présente comme un éloge de l’individualisme. Nouvelle déception, les conservateurs ne s’y ral­lient pas. Elle rédige, en 1943, The Fountainhead, qui sera adapté en  1949 au cinéma par King Vidor (1894-1982). Elle y célèbre l’égoïsme. Pour elle, l’égoïste n’est pas l’homme qui sacrifie les autres  à  ses  propres  intérêts.  «C’est  celui  qui a renoncé à se servir des hommes de quelque façon que ce soit, qui ne vit pas en  fonction d’eux, qui ne fait pas des autres le moteur ini­tial de ses actes, de ses pensées, qui ne puise pas en eux la source de son énergie. »

Elle  dénonce  l’altruisme  comme   une   fausse vertu. Contre Auguste Comte, elle récuse la doctrine qui voudrait que l’homme  doive  vivre pour les autres ; que plaçant les autres  au-dessus de lui-même, il se sacrifie lui-même.  L’altruisme ne se définit pas par le souci des autres, mais par la dévotion sacrificielle à leurs intérêts. Et c’est ce qu’elle   refuse.

Rand précise que ce qu’elle veut dégager, «c’est la base morale de l’individualisme». Elle se flatte de formuler un « code moral » fondé sur « le droit inaliénable qu’a l’homme de vivre par lui­ même ». Son objectif est de convaincre ses lec­teurs universitaires et intellectuels américains des bienfaits de la libre entreprise. Elle a com­pris qu’il ne suffit pas de s’en prendre au collec­tivisme. Il faut s’interroger à fond sur la relation de l’homme aux autres hommes, sur celle de l’ego à la société ».

(…)

« Ayn Rand  hésite  longtemps.  Elle  admire la force et  l’indépendance  d’esprit  de   Nietzsche,   son style aussi. Mais cet égoïsme,  exalté  et  passion­ nel, elle n’en veut pas. Elle n’a  aucune  sym­ pathie pour l’appel nietzschéen à des forces inconscientes. Son propre égoïsme,  elle  s’em­presse de le qualifier de rationnel, sans  doute pour  tenir  Nietzsche  à  distance.  Sans  renoncer au vocable d’égoïsme, elle finira par  utiliser  le mot d’objectivisme pour insérer cet « égoïsme rationnel  »  dans  un   système   philosophique aussi  robuste  que  possible.  Ce  qu’elle   tente déjà, en 1957, dans son imposant roman Atlas Shrugged.

On en retrouve les thèses essentielles dans une conférence de 1961. C’est une philosophie de la vie qui est exposée, par référence explicite au fameux discours de son personnage John Galt le morceau de bravoure du roman.

Seul le concept de « vie » rend possible le concept de  «valeur».  Par  avance  très  critique  vis-à-vis des extrapolations  transhumanistes elle  juge qu’« un robot immortel et indestructible n’au­rait rien à gagner ou à perdre ». Seule une entité vivante  peut  avoir  des objectifs  ou en  créer.

« Seul un organisme vivant a la capacité d’agir par lui-même et de se donner un objectif. »

Les organismes inférieurs, telles les plantes, peuvent  survivre  au  moyen  de  leurs  fonctions physiologiques automatiques. Ce n’est pas le cas pour les organismes supérieurs, comme les ani­ maux et l’homme, car« l’homme n’a pas de code de survie automatique. Ses sens ne lui dictent pas ce qui est bon ou mauvais pour lui.» C’est sa conscience qui entre en jeu. Mais, en tant que telle, elle ne fonctionne pas automatiquement. L’homme ne dispose d’aucune garantie d’effica­cité pour son effort mental. Il lui faut « entre­tenir »  sa   pensée  rationnelle, découvrir   en particulier comment reconnaître le vrai du faux et spécialement corriger ses erreurs.

Quels objectifs doit-il s’assigner? Autrement dit, quelles sont les valeurs qu’exige sa survie? L’homme a besoin d’un «code éthique». Étant précisé que l’éthique ne doit en aucune façon être tenue pour une fantaisie mystique, une convention sociale ou un luxe subjectif.

«On a dit et répété depuis Aristote que l’homme est un animal rationnel, mais la rationalité  est une question de choix. Sa nature place chacun devant l’alternative suivante : être rationnel ou animal suicidaire? C’est par choix que l’homme doit être humain. »

Comme la vie est une fin en soi, chaque être humain vivant est une fin en lui-même, non le moyen pour les fins ou le bien-être des autres. L’homme doit donc vivre pour son propre inté­ rêt, ne sacrifiant ni lui-même aux autres, ni les autres à lui-même. Vivre pour  son propre  inté­ rêt signifie que l’« accomplissement de notre propre bonheur est le plus haut but moral de l’homme». Ayn  Rand,  associant  égoïsme et rationalité,  est vite  convaincue  d’avoir  surmonté les difficultés classiques de la philosophie morale.

On ne nous offre pas d’autre choix que « la poursuite égoïste de nos propres désirs  irrationnels (comme Nietzsche) ou le service altruiste des désirs irra­tionnels des autres Jeremy Bentham (1748-1832), John Stuart Mill et Auguste Comte) ».

Contre les apôtres humanitaires de l’anti­ égoïsme, Rand soutient « fièrement » l’égoïsme rationnel, c’est-à-dire «l’ensemble des valeurs requises pour la survie de l’homme  en tant qu’homme, les valeurs requises pour la survie humaine».

Pour cet égoïsme rationnel, le seul principe éthique admissible est celui de la justice dans l’échange. Elle le répète avec force. Il faut d’abord renoncer à prendre l’initiative de la force dans le rapport aux autres, puis garantir le droit de propriété.

L’éthique objective est, conclut-elle, «la morale de la vie», c’est-à-dire, à ses yeux, le principe du capitalisme, l’avenir de l’humanité. Ayn Rand tourne le dos aux théories « mystiques » de l’éthique ainsi qu’à ce qu’elle appelle les « théo­ries sociales». Celles qui ont pour caractéristique de substituer la société à Dieu et soumettent l’homme à une entité désincarnée, le collectif auquel chacun est invité à se sacrifier ».

*Dominique Lecourt est professeur émérite à l’université Paris Diderot-Paris 7 et éditeur.

A Lire :

Qu-est-ce-que-l-égoïsme-santecoolL’égoïsme faut-il vraiment penser aux autres, Dominique Lecourt – éditions Autrement, 14,90 euros